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DE LA NATURE DES DIEUX, LIV. I.

terre ? Quel plaisir un Dieu peut-il trouver à cela ? S’il y en trouvait, il n’aurait pu s’en passer si longtemps. C’est pour les hommes, dites-vous, qu’il a formé l’univers. Et pour quels hommes ? Pour les sages ? Tout ce grand travail regardait donc peu de gens. Pour les fous ? Rien n’obligeait un Dieu à s’intéresser pour des méchants. Et de plus, quand il aurait pensé à eux, que leur en revient-il, puisque leur vie est le comble de la misère ? Car quelle plus grande misère que la folie ? Quand même les sages, par les biens dont ils ont l’art de profiter, adouciraient les maux qui attaquent sans cesse la tranquillité de leurs jours ; en serait-il moins vrai que les fous ne savent ni éviter les maux qui les menacent, ni en supporter de présents ?

X. Ceux qui ont prétendu que le monde avait une âme, et qu’il était intelligent, n’ont point compris dans quelle forme l’âme peut subsister. Mais avant que de m’expliquer là-dessus, il me suffira ici de remarquer combien peu d’esprit il faut avoir pour dire que le monde est animé, immortel, souverainement heureux, et qu’en même temps il est rond. Pourquoi rond ? Parce que la figure ronde, suivant Platon, est la plus belle de toutes. Mais je trouve, moi, plus de beauté dans le cylindre, dans le carré, dans le cône, dans la pyramide. Et ce Dieu rond, à quoi l’occupez-vous ? à se mouvoir d’une si grande vitesse, que l’imagination même ne saurait y atteindre. Or, je ne vois pas qu’étant agité de la sorte, il puisse être heureux, et avoir l’esprit tranquille. Qui nous ferait ici tourner sans relâche, ne fit-on même tourner que la moindre partie de notre corps, nous serions mal à notre aise. Pourquoi un Dieu s’en trouverait-il mieux que nous ? De plus, si la terre est une portion du monde, c’est par conséquent une portion de Dieu. Or, il y a de vastes régions, qui ne sont ni habitées, ni cultivées : les unes, parce qu’étant trop près du soleil, on y meurt de chaud ; les autres, parce que l’éloignement de cet astre les glace. Si donc le monde est Dieu, il faut, puisque ces régions font partie du monde, convenir que Dieu brûle d’un côté, tandis qu’il est gelé de l’autre. Voilà, Balbus, les sentiments de votre secte. Rapportons ceux des autres philosophes, en commençant par le plus ancien. Thalès de Milet, le premier qui ait examiné ces questions, a dit que l’eau est le principe de toutes choses ; et que Dieu est cette intelligence, par qui tout est formé de l’eau. Pourquoi joindre l’un à l’autre, supposé que les Dieux puissent être sans intelligence, ou qu’une intelligence puisse subsister elle-même sans corps ? Anaximandre croit que les Dieux reçoivent l’être, qu’ils naissent et meurent de loin en loin, et que ce sont des mondes innombrables. Mais peut-on admettre un Dieu qui ne soit pas éternel ? Anaximène prétend que l’air est Dieu, qu’il est produit, qu’il est immense et infini, qu’il est toujours en mouvement. Mais l’air n’ayant point de forme, comment pourrait-il être Dieu, puisque Dieu en doit avoir une, et même une très-belle ? Outre cela, dire qu’il a été produit, n’est-ce pas dire qu’il est périssant ?

XI. Anaxagore, élève d’Anaximène, fut l’auteur de cette opinion : que le système et l’arrangement de l’univers se doivent à la puissance et à la sagesse d’un esprit infini. C’était ne pas comprendre que l’infini ne peut avoir de mouvement joint au sentiment : ou que s’il avait du sentiment, toutes les parties de la nature en seraient