Page:Claude Farrère - Les civilisés, 1905.djvu/27

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n’en a que plus de mérite à n’être pas un barbare, à penser quelquefois et à ne pas porter de scapulaire.

— Ça ferait plaisir à feu sa mère, ce que tu dis là, fit Mévil. La chronique affirme qu’elle n’a jamais deviné le père de son fils.

— Elle avait des amis simultanés ?

— Elle couchait avec toute la terre.

— Une femme dans ton genre.

— Ça l’amusait, — et ça m’amuse. »

Ils se séparèrent. Torral se retourna vers son mur d’ardoise et contempla sa formule d’algèbre comme un peintre contemple le tableau qu’il vient de créer. Le soleil tombait vers l’horizon, d’une trajectoire verticale et rapide ; il n’y a pas de crépuscule à Saïgon. Mévil calcula qu’il n’avait pas le temps d’aller à la promenade, et il guida son pousse vers le fleuve, afin de rencontrer sur les quais les victorias revenant de l’« Inspection ». Les coureurs trottèrent sur la berge de l’arroyo chinois, encombré de sampans et de jonques, puis gagnèrent le bord du Donaï et prirent le pas. Des navires accostés débarquaient leurs marchandises, et des coolies couvraient de prélarts les amas de caisses et de tonneaux. Cela sentait l’odeur des ports maritimes, poussière, céréales et goudron ; mais le parfum de Saïgon, fleurs et terre mouillée, assiégeait quand même étroitement cette odeur factice, si bien que la ville, jusque dans ce quartier affairé, conservait sa marque indélébile de cité volup-