Page:Claude Farrère - Les civilisés, 1905.djvu/270

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Fierce rentrait ; Fierce allait se marier. C’était donc possible, aux Civilisés, malgré les débauches, malgré la fatigue, de se choisir une vierge et de l’épouser, comme font les barbares. — C’était possible. — Il s’enfonça, plusieurs heures durant, cette certitude dans le crâne. — À quatre heures, il commanda son pousse. Près de partir, il songea que cette demande qu’il allait faire ressemblait beaucoup à un duel. — Il avait assisté parfois à des rencontres ; il connaissait les drogues compatissantes qui affermissent les cœurs défaillants ; il but une fiole, — à tout hasard. — Les coureurs tonkinois trottèrent vite, trop vite.

Il faisait orageux, et le ciel était bas. Il avait plu le matin, — la première averse de la mousson ; et la pluie du soir s’apprêtait. Les rues étaient boueuses ; les coureurs s’arrêtèrent pour relever la capote et rabattre le couvre-pied de cuir ; Mévil trouva la halte courte. Comme le pousse arrivait devant le palais, les premières gouttes d’eau tombèrent. Mais les Tonkinois, d’un effort, escaladèrent le perron, et le maître mit pied à terre sous la colonnade du portique, sans mouiller ses chaussures de toile. Le factionnaire, précipitamment, rassemblait les talons et se raidissait, l’arme à l’épaule. Un boy, qui sortait du hall, s’effaça en hâte pour laisser passer l’Européen.

Mévil entra. Le hall était vide ; la porte du petit salon ouverte, — il avança. La fiole bue chauffait son sang ; il n’eut presque pas peur en voyant Marthe. Elle était là, seule, assise au piano ; elle lisait une partition sans jouer, ses mains très fines au-dessus