Page:Claude Farrère - Les civilisés, 1905.djvu/37

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

teilles de liqueurs différentes. Alors, dans chaque verre il versa de toutes les bouteilles successivement. Il versait goutte à goutte, et les drogues les plus denses d’abord, si bien qu’elles ne se mélangeaient pas, mais s’étageaient les unes au-dessus des autres, par tranches d’alcool diversement colorées, — rainbow, arc-en-ciel. — Et quand il eut fini, il but d’un trait, comme un ivrogne. Mévil, délicatement, se servait d’une paille, et goûtait chaque parfum, un à un. Mais Torral affirma qu’un palais exercé devait apprécier simultanément toutes les notes de cet accord alcoolique, de même qu’un musicien savoure à la fois tous les instruments d’un concerto. Et il but comme Fierce.

Mévil, d’un grand geste, enveloppa la foule :

— « Ça, dit-il, c’est Saïgon. — Regarde, Fierce ! voici des femmes jaunes, bleues, noires, vertes, — et même blanches. Tu les crois pareilles à celles, multicolores, que tu rencontras partout sur la terre ronde ? Tu te trompes. Celles-ci diffèrent des autres par la substance même de leur par-dedans : elles ne sont pas hypocrites. Toutes sont à vendre, — comme en Europe, — mais à vendre pour de l’argent, et pas pour ces monnaies compliquées et tartufes qu’on nomme plaisir, vanité, honneurs ou tendresse. — Ici, marché à ciel ouvert, et tarifs en chiffres connus. Tous ces bras demi-nus qui luisent nacrés dans la nuit blanche sont des colliers de volupté tout prêts à se refermer sur ton cou ; tu peux choisir : moi, j’ai choisi chaque fois qu’il m’a plu. —