Page:Claude Farrère - Les civilisés, 1905.djvu/38

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Aujourd’hui encore, j’ai laissé le prix convenu sur la cheminée de ma maîtresse, et chaque mois j’oublie pareillement un portefeuille dans toutes les maisons que j’ai appréciées. — Marché de femmes ; le mieux pourvu et le plus impudent de l’univers ; le plus délicieux et le seul digne d’attirer des acheteurs tels que nous, hommes sans foi ni loi, sans préjugé ni morale, vrais croyants de la sublime religion des sens, dont Saïgon est le temple. — J’ai blasphémé tout à l’heure : les femmes n’encombrent pas la vie ; elles la meublent et la tapissent, et la rendent habitable aux honnêtes gens. Je leur dois un logis luxueux et capitonné, duquel mon égoïsme s’accommode ; et dans ce logis-là, sauf les jours de migraine et les nuits de cauchemar, j’ai toujours dormi plus délicatement que feu Montaigne sur son sceptique oreiller.

— « Incomplet, » dit Torral.

Il refit le geste d’embrasser le peuple qui continuait sa promenade langoureuse comme une valse lente.

« Saïgon, proclama-t-il, capitale civilisée du monde, par la grâce de son climat propice et par la volonté inconsciente de toutes les races qui sont venues s’y rencontrer. Tu comprends, Fierce : chacune apportait sa loi, sa religion, et sa pudeur ; — et il n’y avait pas deux pudeurs pareilles, ni deux lois, ni deux religions. — Un jour, les peuples s’en sont aperçus. Alors, ils ont éclaté de rire à la face les uns des autres, et toutes les croyances ont sauté dans cet éclat. Après, libres de frein et de joug, ils se sont mis à