Page:Claude Farrère - Les civilisés, 1905.djvu/110

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cueillement passionné, — le recueillement des premières communiantes qui s’agenouillent devant la Sainte-Table :

— « C’est ici qu’il est mort ?

— Non, répond d’Orvilliers. Il est mort sur un autre Bayard, déclassé aujourd’hui. Mais qu’importe ! Les vieilles gens telles que moi croient aux fantômes ; et je suis persuadé que dans cette coque nouvelle habite encore l’âme de l’ancien vaisseau, — et aussi, qui sait ? l’âme de l’ancien amiral…

— Un très grand amiral, prononce le gouverneur, poliment.

— Oui ; et un amiral comme nous n’en avons plus ; un amiral d’autrefois, cousin des capitaines-forbans qui ont régné sur la mer ; — un barbare, en somme ; — et pas du tout un soldat d’aujourd’hui ; pas du tout un civilisé ; — l’inverse…

Affaire de goût ! Vous pouvez, mon cher gouverneur, préférer vos hommes de demain ; je préfère leurs ancêtres. C’est de mon âge. Incontestablement, ces ancêtres-là n’étaient pas des raffinés ; ils étaient même quelque peu des sauvages ; ils tenaient de l’homme primitif ; ils en avaient gardé les instincts simples, les brutalités, les sincérités aussi ; ils n’étaient pas subtils et ils n’étaient pas tolérants ; ils ne comprenaient ni ne supportaient aucune contradiction, et, naïvement orgueilleux, méprisaient tout le reste du monde. Leur idéal était de se battre ; et ils n’envisageaient rien de plus beau que d’être soldats…