Page:Claude Farrère - Les civilisés, 1905.djvu/133

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— Non, dit l’ingénieur. Mais je travaille pour vivre, et vous vivez pour travailler : ceci me choque.

— Je regrette beaucoup, fit Malais froidement. Vous ne permettrez toutefois de continuer, car j’y trouve mon plaisir. Que voulez-vous ! il faut me prendre tel que je suis, ou me laisser. Je ne suis pas un civilisé de votre espèce : ma vie plus simple est réglée comme du papier à musique ; je gagne de l’argent et je couche avec ma femme.

— Et vous lui faites des enfants.

— Quand je peux. »

Ils se regardaient en souriant d’un mépris réciproque.

« Au fait, railla Malais, c’est la supériorité de ma race sur la vôtre : la vôtre mourra, la mienne durera.

— L’orgueil des civilisés, dit Torral, c’est de n’avoir pas de successeurs. La tâche est faite, à quoi bon d’autres ouvriers ?

— Orgueil de fous.

— Vous me tenez pour fou, sans doute ?

— Oui… pour malfaiteur aussi. »

Torral haussa les épaules. Malais s’en alla.

Fierce, silencieux, allumait une autre cigarette.

L’ingénieur se tourna vers lui.

— « Viens-tu ?

— Où tu voudras. »

Ils sortirent ensemble. Les piastres de Fierce sonnèrent dans sa poche lourde. Il pensa non sans mélancolie que tout ce gain ne lui donnait aucune joie.