Page:Claude Farrère - Les civilisés, 1905.djvu/164

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montrait son torse brun, trop étroit pour sa grosse tête ; un torse tout ensemble robuste et rachitique, le torse d’un civilisé qui sans trêve raffine sa cervelle héréditaire, et jette avec mépris son corps à la débauche. — Torral fuma sa sixième pipée.

Il aspira toute la fumée noire sans reprendre haleine, et suffoqua plutôt que de la rejeter. Sa tête à la renverse cogna un coussin, et il se raidit voluptueux, tous ses sens vibrant comme des arcs. L’odeur chaude de la drogue rassasiait ses narines, et la lampe fumeuse enivrait ses yeux métallisés ; le souffle léger des boys endormis frémissait dans ses oreilles comme une plainte exquise de violon.

Dehors, très loin dans la rue silencieuse comme un Sahara, un pas résonna, — et personne autre qu’un fumeur n’eût pu l’entendre d’abord. Torral écouta curieusement l’homme qui venait ; — un homme, car c’était un large pas sans hâté ; — la perspicacité aiguë du fumeur s’exerça en se jouant. L’homme s’arrêta, puis marcha encore ; au talon heurtant la pierre du trottoir, Torral devina l’hésitation courte du promeneur, forcé pour traverser la rue d’abandonner l’ombre des arbres. Le pas cessa devant la porte, et, au coup heurté d’un seul doigt, Torral reconnut Fierce, quoique Fierce n’eût jamais encore battu le pavé aux heures d’insolation.

Torral frappa de son pied sur le tas de chairs brunes endormies. Les boys s’étirèrent, désenlacés. Ils étaient comme de petits bronzes couchés. Sao se leva, l’opium gonflant ses yeux rouges. Il cherchait