Page:Claude Farrère - Les civilisés, 1905.djvu/244

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présence même, la voix, la main, l’âme ; — vite, avant la rechute inguérissable.

Le Bayard pénétra dans les brumes tonkinoises. La mer soudain rétrécie fut glauque et plate comme un étang ; et d’étranges rochers, hauts comme des tours gothiques, se hérissèrent dans le brouillard. On avançait parmi des formes fantastiques de nuages et d’îles mélangés. C’était un archipel de cauchemar, une légion pétrifiée de géants qui, peu à peu, surgissait alentour et cernait les navires. Du ciel gris tombait une pluie une et persistante, un crachin qu’on sentait éternel.

La baie d’Halong gisait là, noyée de brume. Un long fantôme flottait sur l’eau, mal entrevu parmi la pluie opaque : le croiseur qu’on venait chercher. On s’arrêta deux jours. Des chalands de charbon vinrent du port, invisible quoique proche ; et l’on emplit les soutes. Puis, la division reprit le chemin du large. Sur les rochers gris, le ciel gris pleurait toujours dans la brume grise.

Hors d’Halong, la mer clapota, la mousson fouetta d’écume les coques lavées. Le soleil éclaira la côte d’Annam, abrupte et dorée. La division gagnait vers Saïgon, mais à petits pas ; on se traînait le long du littoral, on frôlait chaque promontoire, on entrait dans toutes les baies. Il semblait qu’on eût souci de montrer partout les navires, les canons, — et le pavillon tricolore. On mouilla plusieurs fois, à Thuan-an, à Tourane, à Qui-nhone, à Nia-trang ; et ce furent des heures perdues. Mais enfin, la dixième