Page:Claude Farrère - Les civilisés, 1905.djvu/320

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que Fierce se surprend à en rire encore dans la nuit anxieuse.

Décidément, il n’y a rien, Voilà trois fois que les torpilleurs décrivent autour de Saint-Jacques des demi-cercles dont le rayon s’allonge toujours. Ce n’est pas cache-cache, c’est colin-maillard. Cette lune est exaspérante ! Toutes les cinq minutes, une pauvre traînée de rayons qui s’éparpillent vite sur la mer, et tout de suite l’obscurité redouble. Non, point d’Anglais. Au diable ! Ils ont dû s’écarter de la côte au coucher du soleil. Il faut les chasser au large, et désormais, la recherche devient hasardeuse sur la mer indéfinie. Oh ! mais ! ils ne vont pas se dérober toujours ! Est-ce que la mort, la mort libératrice, serait coquette, et se refuserait ? Quoi ? la vie à recommencer, demain, la vie trop, trop douloureuse, — et toutes les amertumes à remâcher encore, et le ridicule de ce combat avorté… Oh ! non, non, non…

Les torpilleurs, en ligne de front maintenant, et largement espacés, donnent sur la mer comme un gigantesque coup de râteau, dans quoi l’ennemi peut être encore pris, s’il n’a pas fui trop loin dans la nuit opaque. Et Fierce, angoissé de désir, use ses yeux, s’acharne et s’exaspère. — Les lâches, qui ont peur de la bataille ! — Il se penche en avant, le cou tendu, les mains crispées à la rambarde, et il mord sa lèvre qui tremble. Le vent salé lui souffle au visage d’étranges hallucinations orgueilleuses. C’est la Civilisation tout entière qu’il poursuit et qu’il charge, au galop de son torpilleur frémissant ; oui, la Civilisation meurtrière,