Page:Claude Farrère - Les civilisés, 1905.djvu/325

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ble comme la volonté qui le précipite. Et la mer labourée bondit et déferle, et le pont submergé ruisselle comme un lit de torrent. Les cheminées brandissent de grandes flammes, que le vent de la vitesse courbe et déchire en panaches éblouissants.

Un obus, — le premier. La tôle crevée s’arrache en lanières. Fierce, la tête détournée une seconde, voit un homme éventré, les entrailles sortantes. Un second coup se hâte, meilleur : le tube arrière et sa torpille volent en éclats, emportant la moitié des chances de victoire. Trois matelots, broyés, s’effondrent dans une bouillie rouge. Et on est encore loin, trop loin !

— « Quand je le toucherai ! » La rage du combat mord Fierce au cœur, et des éclairs de haine clairvoyante sillonnent sa pensée. Elle est bien là, devant sa torpille, — sa dernière torpille, — la Civilisation ! Elle l’a meurtri et torturé, elle va le tuer, — elle l’insulte et le bafoue, elle lui crache au visage toutes ces rafales d’eau furieuse qui giflent les joues, meurtrissent les yeux… Ah ! Fierce se sent le plus faible. Quand même, il s’acharne, enragé. Un cri lui saute aux lèvres, un cri de fille empoignant une rivale aux cheveux : « Je t’aurai, sale bête ! » Et raidi, les yeux démesurés, le cerveau fou, il maintient désespérément la barre droite, droite toujours.

Le poids de son corps pèse sur ses mains, qui étreignent la rambarde. Tout à coup, le point d’appui manque, et il tombe en avant : un coup d’enfilade a haché pêle-mêle l’acier de la rambarde, et un peu de chair avec l’acier. Au bout de son bras, Fierce voit une