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LE RISQUE DE LA MER


Comme on ne peut manger, je remonte à la dunette, un morceau de pain dans la poche, et je joins, titubant, assourdi, souffleté, de violentes ténèbres et le bruit sans lieu de la confusion. Séparant mes lèvres dans la nullité, j’y conduis une bouchée aveugle, mais bientôt, partant de la lueur de l’habitacle, mes yeux peu à peu habitués reconnaissent la forme du navire, et au-delà, jusqu’aux limites de l’horizon rétréci, l’Élément en proie au Souffle. Je vois dans le cirque noir errer les pâles cavaleries de l’écume. Il n’y a point autour de moi de solidité, je suis situé dans le chaos, je suis perdu dans l’intérieur de la Mort. Mon cœur est serré par le chagrin de la dernière heure. Ce n’est point une menace vers moi brandie ; mais simplement je suis intrus dans l’inhabitable ; j’ai perdu ma proportion, je voyage au travers de l’Indifférent. Je suis à la merci des élations de la profondeur et du Vent, la force du Vide ; avec