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l’évolution

Lamarck dans le tapage napoléonien[1] ? Le malheureux savant était né sous une mauvaise étoile, car bientôt l’éclatante renommée de Darwin, son continuateur (le moins bruyant des hommes), qui aurait dû ramener le nom du grand Français dans la pleine lumière, n’aboutit qu’a le faire oublier[2].

Si par l’éclat de sa théorie de la sélection naturelle dans la concurrence pour la vie, Darwin avait rejeté provisoirement dans l’ombre la doctrine lamarckienne des habitudes et des milieux,

  1. Rien de plus propre à illustrer les rapports des deux hommes que l’algarade, bien connue, qui fait si peu d’honneur à l’autocrate effréné. Napoléon, recevant l’institut aux Tuileries, en 1809, Lamarck crut devoir lui présenter sa dernière production d’histoire naturelle. Le maître avait entendu dire que Lamarck s’occupait de météorologie. Il lui reprocha donc violemment de déshonorer ses vieux jours en faisant des almanachs. Anéanti, le malheureux savant ne put que fondre en larmes.

    Encore Lamarck échappa-t-il au traitement indigne que subit Volney, l’auteur des Ruines, dans un cas où, du moins, il n’y eut pas de méprise.

    — La France veut une religion, avait prononcé dogmatiquement l’Empereur.

    — La France veut les Bourbons, répondit tout droit le savant redressé.

    La réplique fut d’un coup de pied dans le ventre qui mit le vieillard au lit (Taine, Origines de la France contemporaine). « Surtout, ne touchez pas à ma Bible » aimait à dire Napoléon (Edmond Perrier). Il faut reconnaître qu’avec ses Ruines, Volney avait touché à la Bible du dictateur.

    Je ne connais de Sainte-Hélène que les Mémoires de Gourgaud, qui m’ont suffi pour voir que Napoléon ne s’était trouvé, à aucun moment, capable de faire un retour de désintéressement sur lui-même. À la fin d’une telle vie, l’idée ne lui vint pas de se juger de plus haut que de la grossière plate-forme de son trône de parvenu. La matière, pourtant, était assez belle à mettre en philosophie. Point. Quand il revivait ses aventures — et ce fut là son seul effort de méditation — il se demandait, non sans simplicité d’âme, quel empire d’Orient lui serait échu s’il ne s’était pas laissé arrêter à Saint-Jean d’Acre. Et puis, c’était des temps de silence. Nul horizon d’au-delà. Des hommes et de leur destinée, du drame de son existence, de la France, autrement que dans ses rapports avec lui-même, rien. Pas un essai de jugement général. Pas un mouvement d’élévation. D’idéalisme, pas un mot.

  2. Darwin ; en tête de l’édition définitive de l’Origine des espèces, on lit :

    « Lamarck est le premier qui éveilla par ses conclusions une attention sérieuse sur le sujet de l’origine des espèces. Ce savant, justement célèbre, soutint dans ses ouvrages la doctrine que toutes les espèces, l’homme compris, descendent d’autres espèces. Le premier, il rendit à la science l’éminent service de déclarer, que tout changement dans le monde organique, comme dans le monde inorganique, est le résultat d’une loi et non d’une intervention miraculeuse. »

    Il n’avait pas fallu moins que toute une vie de labeur pour obtenir de l’éminent naturaliste ce probe jugement de son grand devancier.