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La civilisation

tions profitables, toutes ces velléités d’insuffisances, toutes ces activités ordonnées ou désordonnées des peuples de la terre, avec tous ces déchets de paroles perdues dans les torrents du bien et du mal désespérément confondus, ces enthousiasmes de souveraine beauté qui ont soulevé, aux mêmes heures, tant d’héroïsmes grandioses et tant d’inexplicables défaillances, ces magnifiques envolées d’espoirs pour d’affreuses retombées d’abandons, ces actions et réactions simultanées des beaux courages et des sombres lâchetés, ces élans d’idéal avec tous les actes de foi, et l’ultime défaillance des « grands reniements » flétris par le poète de l’Enfer, tous ces gestes d’incohérence triomphante, ou de cohérence honnie, et tous ces sacrifices héroïques, et toutes ces vanités de sagesse et de folie noyées dans le martyrologe des dévouements sublimes comme dans les fastueuses parades de toutes indignités, ces élévations sans grandeur, ces chutes sans l’étincelle de beauté, toutes ces exaltations d’ambitions démesurées, tous ces affaissements des décadences, tant de vertus profondes parmi tant de crimes exorbités, tous ces conflits irrépressibles de raison et de déraison emmêlés, tous ces tumultes de parleurs, protagonistes de mensonges et de vérités, ou s’extasient les foules soucieuses de faciles espoirs payés du sang le plus pur vainement sacrifié, Athènes et Rome — magnifiques éclairs de connaissances émotives, pour aboutir à la géhenne du Moyen Age chrétien — toutes ces guerres, toutes ces dévastations de renaissante barbarie, toutes ces paix d’amour et de haine, tous ces rythmes de suprême douceur et d’atroce cruauté sous les bénédictions d’une Providence et les ricanements de l’ange au pied fourchu, il faut que tout cela s’amalgame, se fonde, s’exprime en l’unité d’un phénomène général dénommé civilisation, souillé de toutes les dégradations humaines, paré de tous les attraits des plus nobles rêves hors de nos proportions d’humanité. Et pourtant l’espérance demeure à la source de nos plus grands développements d’énergie, et l’émotion de l’écrasant labeur nous étreint parfois d’une si forte puissance que nous ne pouvons pas même essayer de l’exprimer.

À quel moment de ce drame infini placer les premiers développements de l’homme civilisé, et comment le différencier de l’incivilisé qui l’aurait engendré ? Quand je recule jusqu’aux ulti-