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CONNAÎTRE

Cependant, l’esprit cartésien, tout à l’absolu de sa mathématique, demeurait confiné loin encore des directions de la positivité. Je ne dirai rien des fameux « tourbillons » qui, sous des aspects nouveaux, se sont rappelés naguère à l’attention du monde savant. Quand on demande « matière et mouvement » pour construire le monde, on pose les questions plutôt qu’on ne les résout, puisque personne n’a jamais vu matière sans mouvement, ni mouvement sans matière, pour ne rien dire de la fameuse « chiquenaude » qui, à l’origine du mouvement, place l’immobilité.

La méprise initiale de Descartes fut de prendre parti contre lui-même, au sortir du doute philosophique, en commençant son étude de l’univers par le phénomène de l’homme qui en est issu, tandis qu’il en doit découler par voie de coordinations. De cette fatale méprise, le malheureux « Je pense, donc je suis »[1], où nos écoliers peinent encore en vue de sorbonnifiques examens. Pascal nous dit que le texte formel s’en rencontre pour la première fois dans saint Augustin, de quoi personne d’abord ne vit matière à émerveillement. D’un Père de l’Église, cela ne peut surprendre. Du rationaliste qui entreprend de révolutionner la philosophie, le cas est fort différent.

En vérité, trouver le courage d’écarter l’idée préconçue pour ne s’arrêter qu’à l’évidence d’observation, c’était fonder la connaissance positive, en ruinant l’autorité du dogme prétendu souverain. Mais prendre le Moi pour fondement de la reconstruction cherchée, ce Moi dont la connaissance suppose la connaissance préalable du monde qui l’a produit, ce Moi d’ignorance première, initiateur de la méconnaissance des choses, ce Moi d’incompréhension originelle, de qui nous tenons des siècles d’attentats à la liberté d’observer, de juger, de penser, toujours en compte avec le bourreau, quelle déroute de l’entreprise aux premiers pas du libre examen !

La cause de cette radicale méprise n’est pas difficile à reconnaître. C’est assez d’interroger le philosophe lui-même au moment où il nous expose les principes de « morale » sur lesquels il se fonde pour rebâtir son logis après le déblaiement des

  1. Je suis pensant, donc je suis. Il n’y a pas de tautologie plus évidente.