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AU SOIR DE LA PENSÉE

le Zeus d’Eschyle au Destin. Quant à « l’Être universel » et à « l’âme universelle » qui en viennent à se confondre dans le « Moi » et le « Non-Moi », l’Inde s’est plu à proclamer qu’on ne pouvait les définir que par des dénégations d’attributs, c’est-à-dire par l’absence de toute réaction directe de notre sensibilité. Ainsi y eut-il place dans l’esprit hindou pour l’échappée d’un doute infiniment subtil qui lui permit de fondre en ses entités mythiques toutes conceptions contradictoires, et le sauva de l’intolérance.

C’est que poésie et métaphysique, ces deux altières manifestations de l’homme sont, avec la musique, d’une même valeur d’inspiration aux frontières de la pensée où le flot du rêve vient battre les plages inexplorées de l’inconnu. Si, au lieu de se laisser tristement confiner dans leur prose vulgaire, nos métaphysiciens s’étaient imposé la règle du rythme et de la mélopée, comme aux anciens jours, il n’y aurait plus de méprise possible sur l’objectivité de leurs thèmes, et de vains débats nous seraient épargnés. Voyez plutôt à qui s’adresse l’auteur de l’hymne védique pour 'résoudre ses problèmes d’hypermétaphysique. À un « aède », à un chantre, à un poète. Cela n’est-il pas assez clair ? Où rencontrer le « savant », en cet âge où le védisme nous offrait des poèmes, des chants de cosmogonies dont la Grèce, à son tour, elle-même allait retentir ? Galilée, Copernic, Newton, Laplace devaient travailler sur un autre plan de pensée. Nos poètes de la métaphysique n’ont fait que reprendre, à nouveaux frais, l’œuvre lointaine des aïeux ; sans pouvoir la conduire au delà des confins où l’avait poussée l’Aryen du Véda. Ce qu’il y a de plus clair en ces bourdonnements d’ailes, c’est un déplacement d’interprétation : musique, au lieu de connaissance positive. Si Platon m’était chanté…

La cosmogonie détaillée du loquace Manou, dans laquelle il nous montre « Celui que l’esprit peut seul percevoir » produisant un germe, devenu « œuf brillant », où il renaît lui-même Brahma (l’énergie créatrice de Brahma), le grand ancêtre de tous les mondes. Il n’eut besoin pour cela que d’une année de Brahma, soit 3 110 400 000 000 d’années humaines. L’œuf s’était ouvert pour faire le ciel de la moitié supérieure et l’océan de

    dans le Non-Moi, le besoin de connaissance qui nous contraint à nous objectiver nous-mêmes est le plus clair aveu d’une fusion du sujet et de l’objet.