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AU SOIR DE LA PENSÉE

À l’exemple de son grand contemporain de l’Inde, Lao-Tseu ne put échapper aux légendes — prophète, comme le Bouddha, d’une doctrine de l’univers sans Dieu, sans culte déterminé. « J’ai vu Lao-Tseu, disait Confucius, et je le connais aussi peu que le Dragon ». Comment les deux hommes se seraient-ils compris ? L’un, recherchant la solitude pour consacrer sa vie à la méditation par la méthode intuitive ; l’autre, s’appliquant à réunir autour de lui le public d’élite qui doit, par l’enseignement et la pratique des bonnes règles, nous procurer une vie de justice et de bonheur.

Sur les rapports de Lao-Tseu avec la pensée juive, l’orphisme, la Grèce et l’Inde, nous avons de vagues traditions dont quelques-unes peuvent n’être pas sans fondements. La vérité est que le philosophe chinois se rapproche plus du mysticisme et de la métaphysique de l’Inde qu’aucun penseur d’Extrême-Orient. N’a-t-on pas même voulu le mettre en parallèle avec Socrate — métaphysicien raisonneur, dédaigneux de l’Olympe — qui allait naître quand le Chinois mourut ?

Par son « Un » — confondu avec l’univers — en qui l’émanation homme doit finalement se résoudre, la philosophie d’Extrême-Asie est si proche, comme le panthéisme indien, d’une compréhension dubitative qu’il ne reste au vulgaire d’autre issue que l’empirisme rationalisé de Confucius. Lao-Tseu le sent si bien qu’il cherche désespérément le jalon indicateur de « la Raison suprême » sans pouvoir trouver autre chose qu’un mot vide de sens. C’est ainsi que, sans plus de Dieu que le Bouddha lui-même, l’homme de la méditation extrême-orientale se trouva finalement sur le chemin d’un rationalisme tout sec où l’avait devancé son rival. Vivre « solitaire » pour se surhumaniser, c’est-à-dire pour vivre des pensées humaines à l’écart des heurts d’expérience et de raisonnement dont se fait l’humanité vivante, est d’une contradiction, originaire de l’Inde, où se sont vainement évertués nos ermites chrétiens.

La cosmogonie de Chucius, sans aucun élan de poésie, sans trace même d’un mythe élémentaire, est d’idéologie naturaliste. Son point de départ se rencontre dans la constatation d’une « loi naturelle des choses » (Li) et d’une « essence vitale » (Ki). Il se refuse à discuter l’hypothèse d’un « créateur ». Le Li et le Ki (nous dirions aujourd’hui la substance et l’énergie) lui