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AU SOIR DE LA PENSÉE

l’interprétation des choses, au lieu de demander l’explication de l’homme aux mouvements de l’univers dont il dérive. Dans la confusion de toutes images d’existences, l’impérieuse émotivité de l’être ne permettait pas d’envisager un autre aspect des éléments. Ce qui est plus surprenant, c’est qu’on nous demande, après l’évolution mentale dont nous sommes si fiers, de nous y maintenir aujourd’hui.

En tout cas, l’idée profonde de force ou d’énergie impersonnelle, qui devait demander beaucoup de siècles pour une formule vocale d’abstraction, ne pouvait être assez précise, d’abord, pour faire appel aux fixations de la voix articulée. De force, d’énergie, de puissance, l’homme n’en connaissait qu’une, la sienne, qu’il sentait vivre en lui, et la distinction de sa propre volonté consciente à l’inconscience éventuelle des énergies cosmiques ne pouvait, en aucune forme, se présenter à son esprit. Aussi les phénomènes mondiaux de tout ordre ne furent-ils attribués par le primitif, tout comme les mouvements de son phénomène personnel, qu’à des activités de conscience et de volonté. Non qu’il comprit ces mots comme nous les entendons à cette heure. Mais s’il avait la très claire sensation de son activité individuelle, répétée chez ses semblables et chez les animaux, et s’il ne pouvait rien connaître d’une autre forme d’énergie, comment aurait-il pu expliquer les mouvements du monde autrement que les siens ? Pour chacun, quelle autre conception possible que d’une activité personnelle, agrandie aux proportions de l’univers restreint de ces âges, pour interpréter les mouvements du dehors de même façon que ceux qui se manifestaient en lui ?

De là naquit spontanément la personnification des choses, le fétiche, par le ressort naturel d’une interprétation inévitable. Ainsi prit place dans le monde l’idée de consciences, de volontés extérieures à l’homme en action pour le dominer. Partout, chez tous les peuples, vous retrouverez l’identique phénomène. Au cours de son exploration à bord du Beagle, Darwin, de passage dans les Andes, nous en fournit un témoignage. « Par suite de l’élévation à laquelle nous nous trouvons, raconte-t-il, la pression de l’atmosphère est beaucoup moindre et l’eau bout nécessairement à une température plus basse… Aussi les pommes de terre (après toute une nuit passée sur le feu) ne cuisent pas. D’où l’exclamation des compagnons de route : cette sacrée