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AU SOIR DE LA PENSÉE

Ce déplacement verbal, d’inadvertance imposée, ne fut qu’un simple écart de langage, mais entraînant avec lui, par la fixation du nom dominateur, la suggestion d’une figure de personnalité en action. Avoir un nom, c’est s’individualiser, être d’une vie particulière. Quoi de plus naturel que d’assimiler les énergies ambiantes, dont le tumulte nous harcèle, à l’énergie personnelle d’un Moi, comme celle que chacun sent vivante au fond de lui-même ?

Les rudimentaires intelligences y coururent d’élan. Et, du même coup, toutes les puissances mondiales, passées, par le glissement des mots, de l’état d’attributs au rang de personnalités, prirent aspects de volontés maîtresses de l’homme et de son

    écrite. Mais l’identité d’origine des langues en question se traduit par certaines ressemblances et ces ressemblances ne sont pas capricieuses et fortuites. Comme le développement des langues est soumis à des lois, il existe des systèmes réguliers de correspondances de chacune des langues attestées avec toutes les autres langues du même groupe. On appelle langue indo-européenne, ou tout simplement l’indo-européen, l’ensemble de ces systèmes de correspondances. On ne sait pas par quels hommes elle était parlée… On ne sait pas où elle était parlée… On ne sait pas quand elle était parlée (a), " ou si même elle le fut jamais intégralement dans le raccourci d’un temps de civilisation.

    Venues des foules primitives, inconscientes et irresponsables, les formations des mots n’ont connu d’autres règles que des réactions organiques sujettes à variations selon les lieux, selon les temps. En tirer une règle absolue, n’est-ce pas trop hardi ? Où prenons-nous licence de faire un dogme de relativités ? L’embarras est fort grand. Aussi la sagesse de M. Clédat se formule-t-elle en cette parole : « L’étymologie de Θεύς me paraît terriblement compliquée. »

    J’ouvre le dictionnaire étymologique de la langue grecque par Boisacq, et voici qu’au mot Θεός, je lis : « Θεός. brillant. Οδοντες λευϰα θεύντες (Hésiode), Des dents brillantes de blancheur. » C’est donc que M. Boisacq, acceptant le Θ de Θεός pour dérivation du D Dyaus, admet pour Θεός le sens de « brillant », et appuie son opinion d’un exemple d’Hésiode qui ne peut être écarté. Il est vrai que dans son dictionnaire de la langue grecque, M. Bailly évoquera Θεω, je cours, pour origine de Θέοντες, alléguant qu’on ne peut comparer les dents à des coureurs, tandis qu’elles ne représentent, au vrai, qu’alignements d’immobilité. Ajoutons que « briller de blancheur » a un sens, tandis que « courir de blancheur » n’en a pas.

    En somme, la filiation Dyaus, Deus, par Ζεύς génitif Διός, n’est donc pas douteuse. Même si les règles des correspondances linguistiques ne permettent pas d’insérer Θεύς dans la série, la dérivation de l’idée de la Divinité à la représentation du Soleil demeure impeccablement ajustée.

    (a) A. MEILLET, Linguistique historique, linguistique générale.