Page:Clemenceau - Au soir de la pensée, 1927, Tome 2.djvu/426

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
421
La civilisation

paix fût, qui est le souverain bien. » on n’ira pas plus loin dans l’analyse de notre présent ordre social. De bonne foi, conservateurs, révolutionnaires et réformateurs n’y pourront que souscrire — yeux ouverts ou fermés. Les modernes même n’ont pu qu’aggraver le tableau en faisant apparaître que cette paix — « souverain bien » pour la philosophie de Pascal — n’est, grâce à la concurrence universelle, qu’un champ de bataille où le corps à corps ne finit jamais.

Que reste-t-il ? La justice et la force, face à face. Pour quelles compositions ? Pascal le voit et le dit d’une brutale candeur, laissant notre justice en expectative dans les griffes de fer de la causalité. Qu’il gagne ou non son pari pour l’intervention d’une puissance divine, est-il juste que quelques-uns viennent au monde pour leur bonheur ou leur malheur, tandis que d’autres font et continueront de faire antichambre aux portes d’une conscience indéterminée ? Est-il juste que les uns naissent à un échelon inférieur de la vie animale pour être victimes des uns et faire leurs victimes des autres ? Pourquoi naître souris plutôt que chat, humain plutôt que lion ? Il faut attendre la mort pour régler ce compte, non pas avec l’arbitraire d’un Maître, mais avec l’Infinité : ce qui équivaut à poser le problème, avec ou sans Dieu, hors des éléments d’une solution raisonnée.

Pascal, tenaillé de logique, a trop complètement raison. La force est la loi de l’univers. Elle règle, sans défaillir, l’universalité des conflits. Comment cette domination cosmique, a laquelle rien ne peut échapper, fléchirait-elle devant la subjectivité passagère d’une justice humaine qui varie selon l’émotivité du moment ? L’individu invoque un idéal de justice comme un idéal de liberté. Nous avons vu que sa « liberté » se résout dans l’inconscience du déterminisme organique. Sa « justice » idéale serait d’une composition de forces équilibrées dans les mesures, toujours variables, de chaque sensibilité. Définition contradictoire. L’équilibre complet ne pourrait qu’arrêter l’activité du monde, le mouvement n’étant qu’une succession de déséquilibres enchaînés.

Force et justice sont donc deux termes qui s’ignorent. L’individuation, phénomène constitutif de notre subjectivité, est une répartition de complexes instables en direction (comme tous les phénomènes cosmiques) d’une fixité qu’ils n’atteindront jamais. La subjectivité, d’autre part, n’est qu’un rayon réfléchi