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d’entendre prononcer son nom pour la reconnaître ; son apparition apportait dans le cœur comme un souvenir des mélodies du ciel. Je n’écoutai pas le Don Juan qu’on jouait sur la scène, et pourtant toutes les émotions de cette œuvre sublime passèrent dans mon cerveau exalté. Je m’étais approché jusqu’au banc adossé contre cette loge, où Gina s’enivrait douloureusement des triomphes d’autrui. Là, tout près d’elle, je respirais ses parfums, je comptais les palpitations de son sein. La cantatrice qui remplissait le rôle de dona Anna fut applaudie avec transport : je secouai tristement la tête, et je fus froissé de dépit ; j’étais jaloux comme si la gloire de Gina m’eût appartenu, comme si c’eût été me voler que d’en donner à une autre qu’elle. Mais Rosetta était l’amie de Gina ; plus jeune qu’elle de quelques années, elle avait reçu ses leçons ; elle lui devait son talent, son succès, et peut-être aussi le sentiment élevé d’une reconnaissance généreuse et délicate. Gina l’encourageait de ses regards et de ses gestes. Le triomphe de la jeune débutante fut complet ; elle fut redemandée et couronnée à la fin de la pièce. Alors, modeste et touchante, elle s’approcha de la loge d’avant-scène et tendit la couronne à son amie, qui la refusa. Je la ramassai comme elle tombait des mains de Rosetta, et, me penchant vers celle dont une faible barrière me séparait, je la posai sur sa tête en m’écriant : « À Gina, à la reine du chant ! » Un tonnerre d’applaudissements me répondit. Gina s’était levée, faible, émue, malade, mais radieuse de joie. Elle appuya une main sur mon épaule ; au milieu de l’enivrement de sa gloire, elle eut un regard pour moi ; sa bouche murmura faiblement mon nom. Aussitôt elle fut entraînée par le duc de R**, qui s’élança, sombre et mécontent, au milieu de cette scène de délire, et vint arracher sa femme aux rapides instants de joie qu’elle venait de retrouver.

» Ce n’était donc pas un songe, une vision de mes nuits agitées : Gina savait mon nom, mon amour ; peut-être aussi se rappelait-elle confusément m’avoir parlé dans une de ses nuits de fièvre et d’égarement. Une rapide espérance me rendit la raison : je fis des projets comme eût pu les faire un homme dans son bon sens, je prêtai intérêt aux choses extérieures, je compris ce qui se passait autour de moi. Gina se mourait : je passai mes jours et mes nuits à songer aux moyens de lui rendre la vie. J’entendis parler d’un célèbre médecin qui venait d’arriver de Londres et qui était descendu dans cette hôtellerie : je vins le trouver. — Si vous la sauvez, lui dis-je, je suis à vous. Ce n’est pas seulement ma fortune que je vous donnerai, c’est mon sang, c’est mon cœur, c’est ma vie qui vous appartiendront. — Le médecin m’interrogea. On l’avait déjà fait appeler auprès de la duchesse de R** : il l’avait trouvée au dernier période d’une maladie de langueur dont il ignorait la cause. Ce n’est pas le duc de R** qui la lui aurait apprise : je m’en chargeai pour lui. — Ne voyez-vous pas, lui dis-je, que cette âme d’artiste, avide de secousses et d’émotions, languit et meurt dans la fastueuse indolence des grandeurs où on l’a reléguée ? La cantatrice est devenue duchesse, et l’on demande pourquoi Gina se meurt d’ennui et de dégoût ! C’est la gloire qu’il lui faut : qu’on la rende à son élément, et vous la verrez refleurir.

» Le médecin parla. Le duc repoussa d’abord cette idée avec hauteur. Il vit sa femme près de mourir ; elle était nécessaire à son bonheur : il fit pour lui-même ce qu’il n’eût pas fait pour elle, il promit tout. L’espoir et la joie ont donné un peu de force à Gina. Ce soir elle est rendue au théâtre, à Vérone, à la vie ; dans un instant je vais l’entendre… Mon ami, dites-moi, pensez-vous qu’on meure de bonheur ?»

La pendule sonna sept heures : la foule se précipita hors de l’hôtellerie et se porta vers le théâtre. Valterna agrafa son épée, jeta son manteau sur lui, saisit convulsivement le bras du Français et fut s’asseoir à l’orchestre.

L’ouverture de Romeo e Giuletta finie, le rideau se leva lentement, l’orchestre se tut ; et tel fut le religieux silence qui régnait dans la salle qu’on put entendre frémir longtemps les derniers accords s’élevant légers comme un nuage, planant sur la foule immobile, et se brisant sur la voûte comme les ondulations de l’eau agitée contre la pierre du bassin qui l’enferme. Lorsque Gina parut tous les fronts se découvrirent, et d’un mouvement spontané la foule se leva comme un seul homme. Pas un cri, pas un murmure, elle était muette. Il n’y eut alors ni joie ni enthousiasme, il n’y eut qu’attendrissement et pitié ; et ce fut un touchant spectacle que de voir tous ces visages empreints d’une commune douleur au milieu de cette salle parée de luxe et d’élégance. Gina s’avança à pas lents, les bras maigres, les yeux éteints et les joues caves, mais plus belle que jamais de la beauté qu’elle avait perdue, belle de ses longues souffrances, de son long veuvage de gloire, belle comme la jeune épouse qui sort de ses habits de deuil, pâle et les yeux brûlés de larmes. Mais lorsqu’elle fut arrivée sur le bord de la scène et que, simple et naïve, elle se fut inclinée, alors, comme la bombe tombant avec fracas sur les pavés d’une ville endormie, la foule éclata tout à coup. La clarté des lumières vacilla au bruit des longs cris d’enthousiasme ; les fleurs pleuvaient, les loges étincelaient de pierreries, les écharpes blanches et roses s’agitaient dans l’air embaumé. Gina était sublime alors : les yeux brillants, dévorée d’inspiration, victime haletante sous le génie qui la pressait, les