Page:Conrad - Gaspar Ruiz, trad. Néel.djvu/121

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en trouver une autre. Et ainsi de suite. Je crois bien qu’il l’aurait lâchée, en effet, seulement, le croiriez-vous, c’est sa femme qui ne voulait rien savoir. C’est épatant, hein ? On ne sait jamais comment les femmes prendront les choses, et, avec ses moustaches et ses gros sourcils, Mrs. Colchester faisait bien l’une des plus décidées qu’on puisse voir. Elle se promenait en robe de soie brune, avec un gros câble d’or qui lui bringueballait sur la poitrine. J’aurais voulu que vous l’entendissiez glapir : « Idioties », ou « Balivernes, tout ça ! ». Elle avait conscience de sa petite fortune. Les Colchester n’avaient pas d’enfant, et ne s’étaient jamais fixés nulle part. Lorsqu’ils étaient en Angleterre, elle allait s’installer dans un hôtel médiocre ou une pension de famille. Elle était bien contente, — en rentrant à bord, de retrouver ses aises. Elle savait bien qu’elle n’aurait pas eu à gagner au change. D’ailleurs, en dépit de ses qualités, Colchester n’était pas de première jeunesse et peu-être songeait-elle qu’il aurait eu peine, malgré ses dires, à mettre la main sur une occasion nouvelle. En tout cas, pour quelque raison que ce fût, la bonne dame ne ménageait ni ses « Balivernes », ni ses « Idioties » ! Un jour, j’entendis le jeune Mr. Apse lui-même lui confier en grand mystère : « Je vous assure, Mrs. Colchester, que je commence à me tourmenter fort du renom qu’elle s’attire. » « Oh ! répondit-elle avec son petit rire gras et enroué, où irait-on si on faisait attention à toutes les inepties qu’on colporte ? », et elle montrait du coup toutes ses vilaines dents fausses, en ajoutant : « Il en faudrait plus que cela pour me faire perdre confiance, je vous l’affirme. »

À ce moment, sans un mouvement du visage, M. Stonor poussa un éclat de rire bref et sardonique. L’effet de ce rire était saisissant, mais je ne voyais rien de drôle dans l’histoire. Je regardais les trois hommes. L’étranger avait un vilain sourire.