Page:Conrad - Gaspar Ruiz, trad. Néel.djvu/137

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agiter le bras. Nous voyions les roues du remorqueur tourner de plus plus en vite en avant de notre étrave.

Pendant une minute, remorqueur et navire restèrent immobiles, puis tout à coup l’effroyable tension que cette sale brute à cœur de pierre faisait toujours subir à tout, fit sauter net la bitte de remorque. L’aussière lâcha en arrachant l’un après l’autre, comme des bâtons de cire à cacheter, les étançons de fer du bastingage. C’est alors seulement que j’aperçus Maggie qui, pour mieux voir par-dessus nos têtes s’était perchée sur l’ancre de bâbord, posée à plat sur le gaillard d’avant.

On l’avait amenée sur son bâtis de bois, dur, puis on n’avait plus eu le temps de s’en occuper. Elle était d’ailleurs fort bien là pour entrer au bassin, mais je vis tout de suite que, dans une seconde, la remorque allait passer sous sa patte. Le cœur me monta à la gorge, non sans m’avoir laissé crier pourtant : — « Sautez de cette ancre ! »

Je n’eus pas le temps de dire son nom. Je ne pense pas que Maggie m’ait entendu du tout. Le premier choc de l’aussière la renversa. Rapide comme l’éclair, elle bondit sur ses pieds, mais elle se trouvait du mauvais côté ; j’entendis un raclement atroce ; l’ancre se renversait, se soulevait comme une chose vivante ; son gros bras attrapa brutalement Maggie à la taille, parut la serrer dans une effroyable étreinte, et se précipita avec elle par-dessus bord dans un affreux vacarme de ferraille, suivi de coups sourds qui secouèrent le bateau d’un bout à l’autre, parce que la bosse de bout avait résisté.

— Quelle horreur, m’écriai-je.

— Pendant des années j’ai vu en rêve des ancres se jeter sur des jeunes filles, fit l’étranger d’un air un peu égaré. Il frissonna. Charley avait plongé, avec un cri pitoyable, au moment même où Maggie disparaissait. Mais, Seigneur ! il ne vit pas même un reflet de son béret