Page:Conrad - Gaspar Ruiz, trad. Néel.djvu/139

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cela qu’il cherchait. Je dis à sa place : — « Ça va bien, les enfants. »

Je n’ai jamais vu équipage quitter aussi tranquillement un navire. Les hommes se glissaient l’un après l’autre par la coupée et prenaient garde de ne pas cogner trop fort leurs coffres de mer. Ils jetaient les yeux de notre côté, mais aucun n’eut le courage de venir, selon la coutume, serrer la main du second.

Je le suivais pas à pas sur le bateau où nous ne rencontrions plus âme qui vive, car le vieux gardien s’était enfermé dans la cuisine dont il avait verrouillé les deux portes. Tout à coup mon pauvre Charley murmure d’une voix brisée : — « Je n’ai plus rien à faire ici », et descend sur le quai. Il remonte les docks, en franchit la porte, et m’ayant toujours sur ses talons, se dirige vers le quartier de la Tour. Il prenait pension d’habitude chez une bonne vieille logeuse dû Square d’Amérique, pour n’être pas loin de son travail.

Brusquement il s’arrête court, fait demi-tour, et revient droit sur moi. — « Ned », me dit-il, « je vais à la maison ! » J’eus la chance d’apercevoir une voiture, où je pus l’installer juste à temps. Ses jambes ne le soutenaient plus. Dans le vestibule, chez nous, il tomba sur une chaise, et je n’oublierai jamais la stupeur ahurie des visages que nos parents penchaient sur lui. Ils ne comprenaient pas ce qui avait pu lui arriver, et je dus balbutier entre mes larmes : — « Maggie s’est noyée hier soir, dans la Tamise ».

Ma mère poussa un petit cri. Mon père nous regardait tour à tour, comme s’il avait voulu comparer nos visages, car Dieu sait que Charley ne se ressemblait plus du tout. Personne ne bougeait, quand le pauvre garçon, levant lentement sa grande main brune à sa gorge, arracha d’un seul coup col, chemise, gilet, en les réduisant en loques. Une vraie ruine, une épave humaine. Mon père et moi le transportâmes tant bien que mal