Page:Conrad - Gaspar Ruiz, trad. Néel.djvu/165

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le sentier. Tout à coup, mon pied buta contre un objet dur. Je me baissai et ramassai un revolver de gardien. Je sentis à tâtons qu’il était encore chargé de cinq balles. Les bouffées de vent m’apportaient les cris des forçats qui se hélaient dans le lointain, puis de brusques roulements de tonnerre éteignaient le sifflement et la chanson des branches. Soudain, je vis courir au ras du sol uns grosse lumière, qui me laissa distinguer une jupe de femme et le bord d’un tablier.

Je savais que la personne qui portait la lanterne devait être la femme du gardien-chef. Les forçats l’avaient oubliée, probablement. Un coup de feu, parti de l’intérieur de l’île, lui arracha un cri. Elle passa devant moi en courant. Je la suivais, et la revis bientôt. Elle tirait d’une main la cloche d’alarme pendue au bout de la jetée, et de l’autre balançait sa grosse lanterne. C’était le signal convenu avec l’Ile Royale, en cas d’alarme nocturne. Le vent emportait le bruit de la cloche et la lumière était cachée par un rideau d’arbres plantés près de la maison des gardiens.

Je m’approchai d’elle par derrière. Elle continuait à tirer sa cloche sans arrêt, sans un regard de côté, comme si elle avait été seule sur l’île. Une femme courageuse, Monsieur. Je cachai le revolver sous ma blouse bleue, et j’attendis. Un éclair et un coup de tonnerre éteignirent un instant la lumière et le bruit, tandis que la femme continuait sans défaillance à tirer sa corde et balancer sa lanterne, avec une régularité de machine. C’était une belle femme de trente ans, pas plus. Je me dis : « Tout ça ne sert à rien par une nuit pareille. » Et je résolus, si un groupe de forçats arrivait à la jetée, ce qui ne pouvait guère tarder, de lui brûler la cervelle avant de me casser la tête à moi-même. Je connaissais trop les « camarades ». Cette idée-là donnait un intérêt tout nouveau à la vie, Monsieur. Et soudain, au lieu de rester stupidement en vue sur la jetée, je reculai de