Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/105

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Elle s’éloigna brusquement pour aller, dans un coin éloigné de la chambre, ouvrir et fermer un tiroir de bureau. Elle revint, un morceau de papier à la main. C’était une feuille mince et couverte d’une écriture serrée, une lettre, évidemment.

« Je voulais vous lire ces lignes », me dit-elle. « C’est une des lettres de mon pauvre frère. Il ne doutait jamais, lui. Comment aurait-il douté ? Ils sont une si petite poignée, ces misérables oppresseurs, en face de la volonté unanime de notre peuple ! »

« Votre frère croyait la volonté populaire capable de venir à bout de tout ? »

« C’était sa religion », déclara Mlle Haldin.

Je regardai son visage calme et l’animation de ses yeux.

« Il va sans dire qu’il faut éveiller, inspirer, concentrer cette volonté », poursuivit-elle. « C’est la véritable tâche des vrais agitateurs, la tâche à laquelle on doit sacrifier sa vie. Il faut déraciner et balayer la dégradation de la servitude et les mensonges de l’absolutisme. Ne comptons pas sur une réforme impossible : il n’y a rien à réformer ! Il n’y a, chez nous, ni légalité, ni institutions. Il n’y a qu’une poignée de fonctionnaires cruels… peut-être simplement aveugles, contre une nation. »

Elle froissait légèrement la lettre dans sa main. J’en regardais les pages minces et noircies, dont l’écriture même avait un aspect cabalistique, incompréhensible à notre expérience d’Européens de l’Ouest.

« Ainsi posé », concédai-je, « le problème paraît assez simple. Mais j’ai peur de n’en pas voir la solution. Et si vous retournez en Russie, je sais que je ne vous reverrai plus. Cela ne m’empêche pas de répéter : « Retournez-y ! » Ne croyez pas que je songe à votre salut. Non ; je sais que vous n’irez pas chercher une sécurité personnelle. Mais j’aime mieux vous savoir en danger, là-bas, qu’exposée à certains périls que vous pouvez rencontrer ici. »

« Je vais vous dire », fit Mlle Haldin après un moment de réflexion. « Je sens que vous détestez la révolution. Vous ne la croyez pas légitime. Vous appartenez à un peuple qui a fait un pacte avec la destinée et n’aimerait pas y faillir. Mais nous, nous n’avons pas conclu de marché de ce genre ; on ne nous a pas fait cette proposition : tant de liberté pour tant d’argent comptant. L’idée d’une action révolutionnaire vous fait horreur quand il s’agit de gens que vous estimez comme s’il s’agissait d’une chose… comment dire ?… d’une chose un peu malhonnête ! »

J’inclinai la tête.