Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/123

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un salaire très modique. Dès l’arrivée en Allemagne, je quittai la famille pour remettre mes papiers à un révolutionnaire de Stuttgart ; après quoi l’on m’employa à diverses missions, dont le récit ne vous intéresserait pas. Je ne me suis jamais sentie très utile, mais je vis dans l’espoir d’assister à la destruction de tous les Ministères, Finances ou autres… La plus grande joie de ma vie est due à l’exploit de votre frère… »

Elle leva ses yeux ronds vers le jardin ensoleillé, tandis que le chat reposait dans l’asile de ses bras, dans une béatitude dédaigneuse et une méditation de sphinx…

« Oui, je me suis réjouie », reprit-elle. « Pour moi, le seul nom de Haldin sonne d’héroïque façon. Ils ont dû trembler de crainte dans leurs Ministères, tous ces hommes au cœur de démons. Me voici près de vous, causant tranquillement, et quand je pense à toutes les cruautés, à l’oppression, aux injustices commises en ce moment même, je sens ma tête tourner. J’ai vu de près ce qui paraîtrait impossible si l’on ne devait en croire ses yeux. J’ai vu des choses qui m’ont fait me haïr moi-même de mon impuissance. J’ai haï mes mains qui n’avaient pas de force, ma voix qui ne savait pas se faire entendre, mon esprit même qui restait intact. Ah les choses que j’ai vues !… Et vous ?… »

Très émue, Mlle Haldin secoua légèrement la tête.

« Non ; je n’ai encore rien vu de mes propres yeux », murmura-t-elle. « Nous avons toujours vécu à la campagne, pour obéir au désir de mon frère. »

« Singulière rencontre que celle-ci », reprit l’autre. « Croyez-vous à la chance, Mlle Haldin ? Comment me serais-je attendue à vous voir devant moi, vous, sa sœur ? Savez-vous que lorsque la nouvelle est arrivée, les révolutionnaires d’ici ont été aussi surpris qu’heureux ? Personne ne semblait rien savoir de votre frère. Pierre Ivanovitch lui-même ignorait qu’un tel coup dût être frappé bientôt. Je suppose que votre frère a été tout simplement inspiré. Je crois moi-même à la nécessité de l’inspiration pour commettre de tels actes. C’est un grand privilège, d’avoir l’inspiration… et l’occasion. Est-ce qu’il vous ressemblait ? N’êtes-vous pas heureuse, Mlle Haldin ? »

« Il ne faut pas trop me demander », dit Mlle Haldin, en refoulant des larmes qui lui montaient brusquement aux yeux. Elle y réussit et reprit, posément : « Je ne suis pas une femme héroïque. »