Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/127

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moments d’attente. Non, certainement, c’est un art qu’elle ne possède guère et, à cet égard, les bonnes intentions seules ont peu de valeur. »

La dame de compagnie laissa tomber ses bras, et le chat se trouva précipité sur le sol. Il y resta tout à fait immobile, une de ses pattes étirées en arrière. Mlle Haldin se sentit indignée pour sa compagne.

« Croyez bien, Pierre Ivanovitch, que j’ai passé, dans le vestibule de cette maison, des moments fort intéressants et fort instructifs. Instants mémorables aussi. Je ne regrette pas mon attente, mais je vois que je puis atteindre le but de ma visite, sans prendre le temps de Mme de S. »

À ce moment, j’interrompis Mlle Haldin. Les pages qui précèdent ont été écrites d’après son récit, que je n’ai pas dramatisé autant qu’on pourrait le croire. Elle avait rendu, avec un sentiment et une animation extraordinaires, l’accent même de l’irréconciliable ennemie des Ministères, de la disciple de la vieille marchande de pommes, de la servante volontaire des pauvres. La pitié délicate et profonde de Mlle Haldin avait été froissée au plus haut point par le sort misérable de sa nouvelle connaissance : dame de compagnie, secrétaire, quoi encore ? Pour ma part, j’étais heureux de trouver, dans son indignation, un nouvel obstacle à une intimité possible avec Mme de S. J’ai un véritable dégoût pour l’Égérie peinte et parée de Pierre Ivanovitch, pour sa face figée et ses yeux morts. J’ignore l’attitude qu’elle adoptait en face de l’invisible, mais dans les affaires de ce monde, je la savais avare, rapace et sans scrupules. J’avais eu connaissance de sa défaite dans une mesquine et basse discussion d’argent, engagée avec la famille de son mari défunt, le diplomate. De très augustes personnages (que sa rage de scandale avait absolument voulu impliquer dans cette affaire) s’étaient attiré son animosité. Je crois sans beaucoup de peine qu’on avait été sur le point de la supprimer, par raison État, et de l’enfermer dans quelque discrète maison de santé, maison de fous, en d’autres termes. Mais certains personnages influents s’étaient opposés, disait-on, à cette mesure, pour des raisons que… »

Inutile d’ailleurs d’entrer dans ces détails.

On pourrait s’étonner de voir un humble professeur de langues en possession de faits aussi précis. Un romancier peut dire ce qu’il lui plaît de ses personnages et, pourvu qu’il le dise avec assez de persuasion, on ne le chicanera pas sur les créations de son esprit : il manifeste d’ailleurs sa propre conviction par une phrase à effet, une image poétique, un accent d’émotion. L’art est une grande chose !