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Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/138

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portes de fer, que s’ils étaient fatigués ils trouveraient beaucoup de commodités pour se reposer. Il y avait une quantité de tables et de chaises, entre le chalet restaurant et la plateforme de la musique, qui formaient sous les arbres un véritable radeau de bois peint. J’aperçus un couple solitaire de Suisses dont la vie était protégée depuis le berceau jusqu’à la tombe, par le mécanisme parfait des institutions démocratiques de cette république qui aurait presque tenu dans la paume de la main. L’homme, rude et sans caractère, buvait de la bière dans un verre étincelant ; la femme, rustique et placide, le dos appuyé à une chaise grossière, regardait autour d’elle avec des yeux vagues.

Il ne faut pas s’attendre à trouver ici-bas beaucoup de logique dans le domaine de la pensée ou dans celui du sentiment. Je fus surpris de me sentir mécontent de la conduite de ce jeune homme. Une semaine s’était écoulée depuis leur rencontre. Était-il insensible, timide ou très stupide ? Je ne comprenais pas.

« Pensez-vous », demandai-je à Mlle Haldin, après que nous eûmes parcouru une certaine distance dans la grande allée, « que M. Razumov ait saisi vos intentions ? »

« S’il m’a comprise ? » dit-elle. « Au moins était-il très ému, j’en suis sûre ; j’ai pu m’en apercevoir malgré ma propre agitation. Mais j’ai parlé distinctement ; il m’a entendue et paraissait même boire mes paroles. »

Elle avait inconsciemment hâté le pas, et ses paroles aussi se faisaient plus rapides…

J’attendis un instant avant de dire, d’un ton pensif :

« Et pourtant il a laissé passer tous ces jours ! »

« Nous ne pouvons présumer de la tâche qu’il doit accomplir ici. Ce n’est pas un oisif voyageant pour son plaisir. Son temps… comme ses pensées… peuvent ne pas lui appartenir. »

Elle ralentit tout à coup le pas, et ajouta d’une voix plus basse :

« Ni sa vie même, peut-être !… » puis elle se tut et resta immobile. Qui sait s’il ne devait pas quitter Genève le jour même de notre entrevue ? »

« Sans vous le dire ? » m’écriai-je avec incrédulité.

« Je ne lui en ai pas laissé le temps. J’ai agi jusqu’au bout sans réflexion, et je suis partie brusquement. J’en suis fâchée ; si même je lui avais fourni l’occasion de me témoigner sa confiance, il aurait été excusable de m’en croire indigne. On ne se fie pas à une petite fille