Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/145

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sans doute autre chose à faire ! La jeune fille est charmante et admirable… Eh bien… qu’importe ? Je suis peut-être capable de m’en apercevoir seul… »

Cette sortie aurait été insultante, si la voix du jeune homme n’avait été absolument éteinte, étouffée dans sa gorge ; l’effort de ses paroles apparaissait comme trop douloureux pour que l’on pût s’en offenser.

Je restais silencieux, l’esprit partagé entre la brutalité des mots et mon impression subtile ; j’aurais pu m’éloigner sur-le-champ, mais je gardais nettement le souvenir du regard de Mlle Haldin et, désireux de remplir ma mission, je repris après un moment de silence :

« Voulez-vous que nous marchions un peu ? »

Il eut à nouveau ce mouvement violent d’épaule qui le faisait chanceler. Je le vis du coin de l’œil trébucher en se préparant à me suivre ; il était resté légèrement en arrière, à demi soustrait à ma vue ; il m’aurait fallu tourner la tête pour le voir en face, et je ne voulais pas indisposer davantage, par une curiosité excessive, ce jeune et mystérieux exilé, chassé de l’ombre pestilentielle, sous laquelle se dissimulaient les traits véritables et bienveillants de son pays. Cette ombre qui pesait sur ses compatriotes et s’étendait sur la moitié de l’Europe, j’en voyais la trace sur le visage, qu’elle assombrissait devant moi… « Sans doute », me disais-je, « est-ce un révolutionnaire farouche et même furieux ; mais il est jeune, il est peut-être généreux et humain, capable de compassion, de… »

Je l’entendis racler sa gorge sèche et devins tout attention :

« Voilà qui dépasse tout ! » s’écria-t-il, « qui dépasse tout ! Je vous trouve ici, sans pouvoir deviner la raison de votre présence, en possession de faits que l’on ne s’attend pas à me voir comprendre ! Un confident ! un étranger ! Vous me parlez d’une admirable jeune fille Russe. Mais cette admirable jeune fille serait-elle une sotte ; je commence à me le demander ? Que voulez-vous ? quel est votre but ? »

On l’entendait à peine ; on aurait dit que sa gorge ne résonnait pas plus qu’un chiffon desséché, qu’un morceau d’amadou. C’était une impression si pitoyable que je n’eus pas de peine à maîtriser mon indignation.

« Quand vous aurez un peu plus vécu, M. Razumov, vous apprendrez qu’une femme n’est jamais tout à fait une sotte. Je ne suis pas féministe comme cet illustre auteur, Pierre Ivanovitch, lequel, à dire vrai, me paraît fort suspect… »