Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/147

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secousse qui me fit pivoter ; je me trouvai face à face avec M. Razumov.

« Ainsi c’est pour venir me raconter cela que vous surgissez du sol devant moi ! Mais qui diable êtes-vous donc ? C’est intolérable !… Quelles sont vos raisons ? Votre but ? Que savez-vous des mystères auxquels vous faites allusion ? Que vous importent ces maudites circonstances ou quoi que ce soit de ce qui peut arriver en Russie ? »

Il s’appuyait de sa main libre sur sa canne, lourdement, et lorsqu’il lâcha mon bras, je sentis qu’il pouvait à peine se tenir sur ses pieds.

« Asseyons-nous à une de ces tables », proposai-je, sans m’attacher à cette surprenante explosion d’une émotion profonde. Je dois avouer cependant qu’elle ne me laissait pas indifférent. J’en ressentais de la peine pour lui.

« Quelles tables ? Que voulez-vous dire ? Ah ! ces tables vides ! ces tables là ? Parfaitement. Asseyons-nous à une de ces tables… »

Je le menai, loin du chemin, au centre même du groupe de tables, en face du chalet. Le couple Suisse avait disparu, et nous nous trouvions isolés sur l’espèce de radeau… M. Razumov s’affala sur une chaise, laissa tomber sa canne et, appuyant ses coudes sur une table, prit sa tête entre ses mains ; il fixa sur moi un long regard droit et insistant, tandis que j’appelais le garçon pour commander de la bière… Je ne pouvais guère m’irriter de cette attention silencieuse car, à dire vrai, je me sentais un peu coupable de m’être imposé à lui avec tant de brusquerie, d’avoir « surgi » du sol, devant lui, comme il le disait.

En attendant la boisson commandée, je lui expliquai que né de parents établis à Pétersbourg, j’avais appris le russe dans mon enfance. De la ville, définitivement quittée à l’âge de neuf ans, je n’avais gardé nul souvenir, mais j’avais plus tard renoué connaissance avec la langue. Il m’écoutait sans me quitter un instant des yeux. Il dut changer pourtant de position lorsqu’on apporta la bière ; il vida son verre d’un trait, et parut réconforté. Il s’adossa à sa chaise et croisa les bras sur sa poitrine, pour me regarder, à nouveau, fixement. Je m’avisai alors que les traits de sa figure glabre et presque basanée étaient singulièrement mobiles, et que son calme absolu était le résultat d’une habitude acquise, nécessaire au révolutionnaire, au conspirateur qui devait toujours craindre de se trahir, au milieu d’une foule d’espions déguisés.

« Mais vous êtes Anglais… professeur de littérature anglaise »,