Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/160

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« Mais, en définitive, le comprenez-vous bien ? » demandai-je brusquement.

Elle eut une nouvelle hésitation. « Pas tout à fait », murmura-t-elle.

Je m’aperçus que M. Razumov l’avait séduite par l’affectation d’une réticence pleine de mystère.

« Savez-vous ce que je crois ? » poursuivit-elle, en se départant d’une attitude réservée et presque méfiante. « Je crois qu’il m’observe et m’étudie pour savoir si je suis digne de sa confiance… »

« Et cela vous fait plaisir ? »

Elle garda, pendant un instant, un silence énigmatique, puis, avec énergie, mais sur un ton de confidence :

« Je suis convaincue », déclara-t-elle, « que cet homme extraordinaire médite quelque vaste projet, quelque grande entreprise. C’est une idée qui le possède et dont il souffre, comme il souffre aussi de se sentir seul au monde. »

« Alors il cherche de l’aide ? » commentai-je, en détournant la tête.

Il y eut un nouveau silence.

« Pourquoi pas ? » fit-elle à la fin.

Le frère mort, la mère mourante, l’ami étranger se trouvaient dorénavant relégués bien loin à l’arrière plan. Mais, du même coup, il n’y avait plus du tout de Pierre Ivanovitch, et cette pensée me consolait. Pourtant je voyais s’épaissir autour de la jeune fille, comme l’obscurité de la nuit qui tombe, l’ombre immense de la vie russe, qui allait l’engloutir bientôt. Je m’enquis de Mme Haldin, cette autre victime de l’ombre mortelle.

Un malaise, nuancé de remords, parut dans les yeux francs de la jeune fille. Sa mère n’allait pas plus mal, mais quelles étranges idées lui venaient quelquefois ! Sur quoi, elle consulta sa montre, m’affirma ne pas pouvoir rester un instant de plus et, après une poignée de mains rapides, s’enfuit légèrement.

Décidément M. Razumov ne viendrait pas ce jour-là. Incompréhensible jeune homme !

Pourtant, moins d’une heure après, je le vis, en traversant la place Molard, monter dans un tramway de la rive Sud.

« Il va au Château Borel », pensai-je.

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