Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/165

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russes soient tous des patriciens, et que je sois, moi, un aristocrate ? »

Pierre Ivanovitch, qui avait ponctué ses paroles de quelques gestes, remit les mains derrière son dos et marcha, un instant, l’air pensif.

« Non, ce ne sont pas tous des patriciens ! » murmura-t-il enfin. « Mais vous, en tout cas, vous êtes l’un des nôtres. »

Razumov sourit amèrement.

« Évidemment, je ne m’appelle pas Guggenheim », fit-il d’un ton railleur. Je ne suis pas un Juif démocratique. Est-ce ma faute ? Ce n’est pas une chance accordée à tout le monde. Je n’ai pas de nom, pas de… »

Le grand révolutionnaire parut très affecté de ces paroles. Il recula de quelques pas, pour étendre les bras devant lui, en un geste de prière et presque de supplication. Sa voix de basse taille était pleine d’une émotion douloureuse.

« Mais mon cher jeune ami… », s’écria-t-il. « Mon cher Kirylo Sidorovitch… »

Razumov hocha la tête.

« Ce nom même, dont vous avez l’amabilité de me gratifier, je n’y ai aucun droit légal. Peu importe d’ailleurs. Je n’y veux pas prétendre. Je n’ai pas de père ; tant mieux. Mais écoutez ceci ; le grand-père de ma mère était un paysan, un serf. Voyez donc si je suis l’un des vôtres. Je ne demande à personne de me réclamer. Mais au moins la Russie, elle, ne peut pas me désavouer. Elle ne le peut pas ! »

Et Razumov se frappa la poitrine du poing.

« La Russie ; voilà ce que je suis ! »

Pierre Ivanovitch marchait lentement, la tête basse, et Razumov le suivait, mécontent de lui-même. Ce n’était pas la conversation qu’il avait souhaitée ; toute explosion de sincérité était une imprudence de sa part. Pourtant, songeait-il avec désespoir, on ne pouvait renoncer à jamais rien dire de la vérité. Il se sentit soudain une telle haine pour Pierre Ivanovitch, méditatif derrière ses verres sombres, que s’il avait eu un couteau, il l’aurait poignardé, non seulement sans remords, mais avec une satisfaction atroce et triomphante. Comme celle d’un dément, son imagination s’attardait malgré lui à cette pensée frénétique. « Ce n’est pas ce que l’on me demande », se répétait-il. « Ce n’est pas… Je pourrais forcer pour m’enfuir cette petite porte du mur de clôture. La serrure est peu solide. Personne dans la maison ne se doute que cet homme soit ici, avec moi. Ah si !