Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/166

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le chapeau ! Les femmes trouveraient bien vite le chapeau qu’il a laissé sur le palier ; elles tomberaient sur le cadavre couché dans cette ombre humide et triste. Mais je serais parti, et personne ne pourrait jamais… Seigneur ! Est-ce que je deviens fou ? » se demanda-t-il avec terreur.

Il entendit tout à coup la voix du grand homme, rêveuse et assourdie.

« Hum ! Oui. Sans doute ; sous certains rapports… » Puis, plus haut : « Il y a beaucoup d’orgueil en vous. »

Le ton de Pierre Ivanovitch se fit simple et familier, comme s’il avait voulu l’adapter à l’origine paysanne proclamée par Razumov.

« Beaucoup d’orgueil, frère Kirylo. Je ne prétends pas d’ailleurs que ce soit un orgueil injustifié ; je vous ai déjà dit le contraire. Si j’ai hasardé cette allusion à votre naissance, c’est que je n’y attache pas la moindre importance. Vous êtes un des nôtres, et c’est à cela seulement que je songe avec satisfaction. »

« Pour moi aussi c’est chose importante », rétorqua tranquillement Razumov, qui poursuivit, après un court silence : « et je reconnais qu’il en peut être de même pour vous. » Il sentait passer dans sa voix une nuance d’irritation qui le gênait, mais qu’il espérait devoir échapper à Pierre Ivanovitch. « Si nous ne parlions plus de cela… »

« Soit ! C’est entendu ; nous n’en parlerons plus dorénavant, Kirylo Sidorovitch », concéda noblement le grand prêtre de la révolution. « Ce sera ma dernière allusion à ce sujet. Mais vous ne croyez pas un instant que j’aie eu la moindre intention de vous froisser. Vous êtes manifestement une nature d’élite ; voilà comment je vous juge, et vos… capacités sont évidemment fort au-dessus de la moyenne. Pourtant ces capacités, Kirylo Sidorovitch, je ne les connais guère. En dehors de la Russie, personne n’a su grand’chose de vous, jusqu’ici. »

« Vous m’avez surveillé ? » interrogea Razumov.

« Certes. ».

Le grand homme avait parlé sur un ton de parfaite franchise, mais, comme leurs yeux se cherchaient, Razumov se sentit dérouté par les lunettes sombres. Pierre Ivanovitch hasarda, sous leur protection, qu’il avait, depuis quelque temps, besoin, pour certain projet, d’un homme d’énergie et de caractère. Il n’ajouta, d’ailleurs, rien de plus précis et, après quelques remarques critiques sur les personnages qui composaient le comité révolutionnaire de Stuttgart, il laissa tomber la conversation pendant un temps très long. Ils arpentaient