Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/174

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

Une famille qui compte parmi ses ancêtres, une créature comme la Grande Catherine ! Concevez-vous cela ? »

« Vous vous faites mal », fit Pierre Ivanovitch, d’un ton patient, mais ferme. Ce rappel à l’ordre eut son effet ordinaire sur l’Égérie. Elle laissa tomber ses lourdes paupières décolorées, et changea de position sur le canapé. Anguleux et sans vie, tous ses mouvements paraissaient absolument automatiques, dès qu’elle fermait les yeux. Après un instant elle les rouvrit tout grands. Pierre Ivanovitch buvait paisiblement son thé, sans hâte.

« Eh bien, on peut le dire ! » fit-elle, en s’adressant directement à Razumov. « Ceux qui vous ont vu au cours de votre voyage, n’ont pas tort. Vous êtes fort réservé. Vous n’avez pas proféré vingt paroles en tout, depuis que vous êtes ici. Et vous ne laissez rien lire non plus de vos pensées sur votre visage. »

« J’ai écouté, Madame », dit Razumov, en français, pour la première fois, avec une hésitation due à l’incertitude de son accent. Mais l’effet produit n’en parut pas moins excellent. Mme de S. lança vers les lunettes de Pierre Ivanovitch un coup d’œil significatif, comme pour lui faire partager sa conviction, touchant les mérites du jeune homme. Elle eut même, à l’adresse de Razumov, un petit geste de tête, et il l’entendit murmurer à mi-voix ces paroles : « À employer plus tard dans le service diplomatique », qui résumaient l’impression favorable produite par lui. La fantastique absurdité d’une telle idée le révolta : cette vision dérisoire d’une carrière impossible lui faisait l’effet d’un outrage à ses espoirs brisés. Pierre Ivanovitch continuait cependant à boire son thé, impassible comme un sourd. Razumov sentit qu’il fallait dire quelque chose.

« Oui », commença-t-il, d’un ton délibéré, comme s’il avait formulé une opinion très mûrie ; « c’est évident ! Même dans la préparation d’une révolution purement militaire, il faut tenir compte du sentiment populaire. »

« Vous m’avez parfaitement comprise. Il faut spiritualiser le mécontentement. C’est ce que ne veulent pas comprendre les chefs ordinaires des comités révolutionnaires. Ils en sont incapables. Prenez, par exemple, Mordatiev, qui était à Genève, le mois dernier, et que Pierre Ivanovitch m’a amené. Vous connaissez Mordatiev ? Oui, vous en avez entendu parler. On en fait un aigle, un héros ! Et pourtant il n’a jamais fait la moitié de ce que vous avez fait ; pas la moitié… Il n’a même jamais essayé… »