Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/176

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

l’épaule. C’était un signal de départ. Mais il s’adressait en même temps à Mme de S. sur un ton particulier de remontrance :

« Éléonore ! »

Quelque fut le sens de cet appel, elle ne parut pas l’entendre. Elle s’appuyait au dos du canapé, comme une statue de bois. L’immobile maussaderie de son visage, encadrée par la dentelle molle et fanée, prenait un air de cruauté.

« Pour ce qui est de la destruction », croassa-t-elle devant Razumov attentif, « il n’y a qu’une classe à détruire, en Russie. Une seule. Et cette classe se compose d’une seule famille. Vous me comprenez ? C’est cette seule famille qu’il faut détruire. »

Elle avait une rigidité terrible, la raideur d’un cadavre qu’aurait galvanisé une haine meurtrière, pour en tirer des paroles atroces et des regards fulgurants. Cette vision fascinait Razumov qui se sentait pourtant plus maître de lui-même, qu’il ne l’avait encore été, depuis son entrée dans la sinistre pièce vide. Son intérêt était éveillé. Mais, à côté de lui, le grand féministe réitéra son appel.

« Éléonore ! »

Elle ne l’écoutait pas. Ses lèvres rougies vaticinaient avec une volubilité extraordinaire. L’esprit libérateur saurait trouver des armes devant lesquelles se sépareraient les eaux des rivières comme celles du Jourdain, et tomberaient les remparts, comme les murs de Jéricho. C’étaient des fléaux et des miracles, des prodiges et des guerres qui libéreraient les hommes du servage. Les femmes…

« Éléonore !… »

Elle s’arrêta. Elle avait entendu, cette fois. Elle appuya la main contre son front.

« Qu’y a-t-il ? Ah oui ! cette jeune fille !… la sœur de… »

C’est de Mlle Haldin qu’elle voulait parler. La jeune fille et sa mère menaient une vie très retirée. C’étaient des provinciales, n’est-ce pas ? La mère avait dû être remarquable, et gardait des traces de beauté, dont Pierre Ivanovitch, lors de sa première visite, avait été très frappé… Mais la froideur de leur réception était vraiment singulière.

« Pierre Ivanovitch est une de nos gloires nationales ! » cria Mme de S. avec une véhémence soudaine. » Le monde entier a les yeux fixés sur lui… »

« Je ne connais pas ces dames », fit très haut Razumov, en se levant.

« Que dites-vous, Kirylo Sidorovitch ? J’ai su qu’elle vous avait parlé ici même, dans le jardin, l’autre jour… »