Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/179

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l’escalier et de quitter la maison sans le moindre signe. Il fit halte sur la première marche, et s’adossa au mur. Au-dessous de lui, le grand vestibule au sol carrelé de blanc et de noir, paraissait absurdement vaste ; on aurait dit d’un lieu public, dont les puissantes résonnances se seraient offertes au bruit des pas et des voix. Comme s’il avait eu peur d’éveiller les échos bruyants de cette maison vide, Razumov se mit à parler à voix basse.

« Je n’ai aucune envie de devenir un dilettante du spiritisme », fit-il.

Très sérieux, Pierre Ivanovitch eut un léger mouvement de tête. « Ni de perdre mon temps en extases spirituelles ou en méditations sublimes sur l’évangile féministe », poursuivit Razumov. Je suis venu ici pour prendre part à l’action… à l’action, très respecté Pierre Ivanovitch ! Ce n’est pas le renom du grand écrivain européen qui m’a attiré ici, dans cette odieuse ville de liberté. C’est quelque chose de beaucoup plus grand, c’est l’idée du chef ! Il y a, en Russie, des jeunes gens qui meurent de faim, mais que leur foi en vous semble seule faire vivre, dans leur misère. Pensez à cela, Pierre Ivanovitch ! Oui ! Pensez un peu à cela ! »

Cette objurgation laissa le grand homme immobile et muet, comme une statue de la respectabilité placide et silencieuse.

« Je ne parle pas, bien entendu, du peuple », poursuivit Razumov, du même ton contenu, mais emphatique, « de notre peuple de brutes ! » Ce qualificatif souleva un mouvement de protestation, un murmure impératif qui sortit de la barbe de l’« héroïque fugitif ».

« Dites plutôt de notre peuple d’enfants ».

« Non, de brutes », insista Razumov avec violence.

Mais ils ont l’esprit droit, ils sont innocents ! » insista le grand homme à voix basse.

« Une brute peut avoir l’esprit droit, je vous le concède », fit Razumov en élevant le ton, « et l’on ne peut lui refuser une certaine innocence naturelle. Mais à quoi bon ergoter sur des mots ? Essayez seulement de donner à ces enfants une force et une taille d’hommes, et vous verrez ce qu’ils deviendront ! Oui, essayez, pour voir !… Peu importe d’ailleurs !… Je vous le dis, Pierre Ivanovitch, il est impossible de trouver, de nos jours, dans une pauvre chambre d’étudiant, une réunion d’une demi-douzaine de jeunes gens, sans y entendre murmurer votre nom ! Et ce nom n’est pas pour eux celui d’un semeur d’idées, mais représente le centre des énergies révolutionnaires, le centre de l’action. C’est