Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/181

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j’espère qu’un jour, vous vous souviendrez de ces paroles. Mais assez sur ce sujet. Me voici devant vous, tout entier. À mon aveu, j’ajouterai un mot encore, pour le compléter ! Je ne consentirai jamais à être un instrument aveugle ! »

Razumov n’était pas prêt, quoiqu’il pût attendre, à se voir saisir les deux mains en manière de réponse. La brusquerie, la soudaineté de l’étreinte du grand homme, étaient faites pour surprendre. Le gros féministe n’aurait pas eu un mouvement plus vif s’il avait voulu abattre traîtreusement son interlocuteur sur le palier, pour jeter son cadavre derrière une des portes closes de l’étage. Cette pensée traversa l’esprit de Razumov, et en se sentant les mains libérées après une éloquente et muette pression, il adressa le cœur battant, un sourire à la barbe et aux lunettes, derrière lesquelles se cachait l’homme impénétrable.

« Il faudra » se disait-il (et cette pensée se trouve notée dans son journal), « il faudra qu’il se démasque ou qu’il s’en aille, avant de me voir partir moi-même. C’est un duel entre nous ». Plusieurs secondes s’écoulèrent, sans un geste ou sans un mot de part ni d’autre.

« Oui, oui », fit enfin vivement le grand homme, d’une voix contenue, et comme s’il s’était agi d’une entrevue furtive et rapide. « Oui, oui ; c’est cela ! Venez nous voir ici, dans quelques jours. Il faut examiner tout cela sérieusement, sérieusement, entre vous et moi. À fond… tout à fait à fond… Et, à propos… : il faudra amener Natalia Victorovna, vous savez, la jeune demoiselle Haldin. »

« Faut-il considérer ceci comme un premier ordre de votre part ? » demanda Razumov avec raideur.

Pierre Ivanovitch parut embarrassé de cette attitude nouvelle :

« Ah ? hum ! Évidemment, vous êtes l’homme, la personne indiquée. Nous aurons besoin de tout le monde, bientôt. De tout le monde ! »

Et se penchant, par dessus la balustrade, vers Razumov, qui avait baissé les yeux :

« Le moment de l’action est proche », murmura-t-il. Razumov ne leva point les yeux et ne quitta sa place qu’en entendant se refermer la porte du salon derrière le plus grand des féministes, retourné vers son Égérie peinte. Il descendit alors doucement dans le vestibule. La porte était ouverte et l’ombre de la maison tombait obliquement sur la majeure partie de la terrasse. En la traversant, à pas lents, le jeune homme leva son chapeau, essuya son front humide, et respira avec force pour chasser les dernières bouffées de l’air qu’il venait de respirer