Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/195

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aveugle. Il s’était, à force de raisonnements, fait de nouvelles croyances, et entouré d’une atmosphère mentale de rêverie sombre et sardonique ; dans ce milieu obscur, il ne percevait plus l’événement que comme une ombre confuse, vaguement douée d’une forme humaine. Cette forme, parfaitement familière, restait sans expression, mais prenait, au crépuscule, un air de discrète attente, sans rien d’alarmant, d’ailleurs.

« À quoi ressemblait-il ? » demanda brusquement la révolutionnaire.

« À quoi il ressemblait ? » répéta Razumov, avec un douloureux effort pour ne pas se répandre en imprécations furieuses. Pour se donner une contenance il se força à un rire bref, tout en jetant à sa compagne un regard du coin de l’œil. Elle parut troublée de voir ainsi accueillir sa question.

« Quelle question bien féminine ! » poursuivit-il « À quoi bon vous occuper de son aspect ? Qu’importe ce qu’il fut, puisqu’il est bien loin, dorénavant, des influences féminines ? »

Une légère contraction qui creusait trois plis à la racine de son nez, accentua chez la révolutionnaire l’obliquité méphistophélique des sourcils.

« Vous souffrez Razumov ? » hasarda-t-elle, de sa voix basse et ferme.

« Quelle absurdité ! » rétorqua le jeune homme, en la regardant tout droit. « D’ailleurs, maintenant que j’y pense, je ne suis pas même sûr qu’il soit à l’abri de l’influence d’une certaine femme au moins… De celle-là, Mme de S. vous savez !… Dans le temps on laissait au moins les morts dormir en paix, mais il paraît que maintenant, il leur faut répondre au moindre signe, au moindre appel d’une vieille sorcière ! Nous autres révolutionnaires, nous faisons de merveilleuses découvertes ! À la vérité, elles ne sont pas notre apanage exclusif. Nous ne possédons rien qui soit tout à fait à nous ! Mais l’amie de Pierre Ivanovitch ne pourrait-elle pas satisfaire votre curiosité féminine ? Ne pourrait-elle pas évoquer, à votre intention, l’ombre que vous désirez voir ? »

Il raillait comme un homme qui souffre. L’expression tendue de la femme s’adoucit, et ses sourcils retrouvèrent leur place, tandis qu’elle disait, d’un ton un peu las : « Espérons au moins qu’elle fera l’effort d’évoquer, pour nous, une tasse de thé. Mais ce n’est rien moins que sûr ! Je suis fatiguée, Razumov ! »