Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/200

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

l’improviste ! » Il lui semblait que si on l’avait laissé souffler une minute, comme un chien hors d’haleine, son oppression aurait disparu. « On ne me trouvera jamais prêt ! » songea-t-il avec désespoir. Puis, se forçant à un rire bref, il ajouta, aussi légèrement qu’il le pouvait :

« Merci, je ne demande pas grâce ! » Et sur un ton d’inquiétude feinte : « Mais n’avez-vous pas peur que Pierre Ivanovitch nous soupçonne de tramer ici, près de la porte, un complot sans son autorisation ? »

« Non, je n’en ai pas peur ; vous êtes parfaitement à l’abri des soupçons, tant que vous êtes avec moi, mon cher jeune homme ! » La lueur d’amusement qui brillait dans les yeux noirs s’éteignit. « Pierre Ivanovitch a confiance en moi », poursuivit-elle, d’un ton sévère. « Il se rend à mes avis, et en certaines occasions, des plus importantes, je lui sers pour ainsi dire de bras droit… Cela vous amuse ?… Croyez-vous donc que je me vante ? »

« Dieu m’en garde ! Je me disais seulement que Pierre Ivanovitch semble avoir assez complètement résolu la question féminine. »

Il se reprochait, au même moment, ses paroles, aussi bien que le ton sur lequel il les proférait. Toute la journée, il avait parlé à tort et à travers. C’était de la folie, plus que de la folie : c’était de la faiblesse ; c’était le démon de la perversité qui triomphait de sa volonté. Était-ce ainsi qu’il aurait dû accueillir une conversation où s’affirmait certainement la promesse de confidences futures ? Et cette femme, en même temps qu’une grande influence, possédait apparemment un trésor de connaissances secrètes. Pourquoi l’intriguer de la sorte ? Elle ne paraissait pas hostile cependant, et il n’y avait pas d’animosité dans sa voix qui gardait un accent singulièrement rêveur.

« Impossible de connaître le fond de votre pensée, Razumov. Vous avez dû mordre quelque chose d’amer, au berceau ! »

Razumov lui lança un coup d’œil oblique.

« Hum ! Quelque chose d’amer ? C’est une explication », murmura-t-il. « Seulement, c’est beaucoup plus tard ! Mais ne croyez-vous pas, Sophia Antonovna, que nous soyions tous deux sortis du même berceau ? »

La femme, dont il s’était enfin décidé à prononcer le nom (il avait éprouvé une répugnance profonde à le laisser tomber de ses lèvres), la révolutionnaire murmura, après un silence :

« C’est de la Russie que vous voulez parler ? »