Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/230

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arracha, d’un mouvement brusque et presque convulsif, les pages qu’il venait de noircir, puis remit plume et cahier dans sa poche, avec une sorte de hâte fébrile. Mais il plia le léger paquet sur ses genoux, avec une minutie rêveuse. Ceci fait, il se renversa sur son siège, et resta immobile, les feuilles de papier dans la main gauche. Le crépuscule s’était assombri : Razumov se leva pour marcher lentement, en long et en large, sous les arbres.

« Il est évident que je suis maintenant tout à fait à l’abri », se disait-il. Son oreille fine décelait le faible murmure du courant contre la pointe de l’île, et il s’oubliait à écouter ce bruit avec attention. Mais même pour son ouïe exercée, le son était trop subtil.

« Singulière occupation pour moi ! » grommela-t-il, en s’avisant pourtant que c’était presque le seul bruit qu’il pût écouter sans remords, par plaisir, pour ainsi dire. Oui, le murmure de l’eau, la voix du vent, ces bruits totalement étrangers aux passions humaines. Tous les autres sons du monde venaient déposer leur souillure sur une âme solitaire.

Telles étaient les pensées de M. Razumov. C’est de son âme, bien entendu, qu’il s’agissait, et il ne se servait pas du mot au sens théologique ; ce qu’il désignait ainsi, me semble-t-il, c’est cette partie de lui-même qui n’était pas son corps, et que les feux de la terre mettaient particulièrement en péril. Et l’on peut bien admettre que dans le cas de M. Razumov, l’amertume de la solitude ne fût pas un phénomène tout à fait morbide.