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QUATRIÈME PARTIE


I


Si je reviens, au début de ce chapitre rétrospectif, sur l’affirmation qu’au cours de son adolescence M. Razumov n’avait eu personne au monde vers qui se tourner, et s’était trouvé aussi complètement dénué de relations qu’on puisse honnêtement l’affirmer d’aucun être humain, ce n’est que l’énoncé d’un fait par un homme qui croit à la valeur psychologique des faits. Peut-être est-ce aussi désir scrupuleux de justice. Sans rapports avec aucun des personnages de ce récit, où les idées d’honneur et de honte sont si éloignées de nos conceptions occidentales, je me place sur le terrain de l’humanité en général, et c’est cette raison même qui me fait éprouver une singulière répugnance à dire tout crûment ici ce que chacun de mes lecteurs a très probablement deviné déjà. Une telle répugnance peut paraître absurde si l’on ne songe pas que l’imperfection du langage vaut quelque chose de déplaisant et même de douloureux, au seul exposé de la vérité toute nue. Mais à ce moment de notre récit, nous ne pouvons plus laisser dans l’ombre le Conseiller Mikulin. La question si simple : « Où cela ? » sur laquelle nous avons laissé M. Razumov à Pétersbourg, éclaire d’un jour singulier son cas particulier, et en dégage le sens général.

« Où cela ? » c’était sous la forme d’une question aimable, la réponse à ce que nous pourrions appeler la déclaration d’indépendance de M. Razumov. Question qui n’avait en soi rien de menaçant et affectait même un ton d’intérêt amical. Mais à la prendre simplement au sens topographique, la réponse qu’elle exigeait pouvait déjà paraître assez redoutable à M. Razumov. Où cela ? Dans son logis où la Révolution était venue le chercher pour mettre brusquement à l’épreuve ses instincts assoupis, sa pensée à demi-ignorée et ses ambitions presque inconscientes ; la Révolution qui s’était imposée à lui comme une religion furieuse et dogmatique avec son appel aux sacrifices monstrueux,