Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/235

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Un tel aveu peut vous paraître étrange dans la bouche d’un vieux fonctionnaire endurci comme moi. Mais vous reconnaîtrez vous-même quelque jour… Comment expliquer autrement ce qui vous est arrivé ? Oui, décidément, j’aurai l’occasion de vous revoir, mais pas ici. Ce ne serait pas tout à fait… hum !… On vous indiquera un endroit commode. Et même il vaudrait mieux que toute communication écrite entre nous, sur ce sujet ou sur tout autre, fut transmise par les soins de notre ami commun… si j’ose ainsi parler… le Prince K… Non, je vous en prie, Kirylo Sidorovitch ! Je suis sûr qu’il y consentira… et je sais ce que je dis… vous pouvez le croire. Vous n’avez pas de meilleur ami que le Prince K… et, en ce qui me concerne, il y a longtemps qu’il m’honore de son… »

Il regarda sa barbe.

« Je ne veux pas vous retenir plus longtemps. Nous vivons dans des temps difficiles, dans des temps de chimères monstrueuses, de rêves néfastes, et de folies criminelles. Nous nous rencontrerons certainement à nouveau, mais peut-être pas avant un certain temps. Puisse, d’ici là, le ciel vous envoyer des réflexions fécondes. »

Une fois dans la rue, Razumov s’éloigna rapidement, sans se préoccuper de sa direction. Il marcha d’abord sans penser à rien, mais bientôt la conscience de sa position envahit son esprit avec un tel sentiment d’horreur, de péril et d’absurdité, il conçut si bien l’impossibilité définitive d’échapper jamais à l’étreinte du filet serré autour de lui, que l’idée passa dans sa tête de retourner sur ses pas, et, comme il se le disait, de faire sa confession au Conseiller Mikulin.

Retourner ? Pourquoi ? Se confesser ? De quoi ? « Je lui ai parlé avec la plus grande franchise », se disait-il avec un accent de conviction profonde. « Que lui dirais-je de plus ? Que je m’étais chargé d’un mensonge pour cette brute de Ziemianitch ? J’irais lui donner pour rien une fausse impression de complicité ? Je détruirais toutes les chances de salut dont j’ai pu m’assurer. Quelle folie ! »

Il ne pouvait se défendre pourtant de songer que le Conseiller Mikulin était peut-être le seul homme au monde capable de comprendre sa conduite. Et c’était une grosse tentation que celle de se sentir compris !

En regagnant son logis, il dut s’arrêter plusieurs fois ; toute sa force semblait abandonner ses membres ; isolé comme dans un désert au milieu de l’animation d’une rue bruyante, il restait tout à coup immobile pendant une ou deux minutes, avant de pouvoir poursuivre son chemin. Il finit pourtant par atteindre son domicile.