Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/236

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Alors survint une maladie, une sorte de fièvre lente qui l’arracha tout à coup aux inquiétudes de l’heure et au cadre de sa chambre même. Il ne perdit jamais conscience ; il lui semblait seulement mener une vie ralentie quelque part, très loin de tout ce qu’il avait connu jusque-là. Il sortit de cet état lentement, ou, pour mieux dire avec une impression de lenteur extrême, car, au fait, sa maladie ne fut pas très longue. – Et quand il se retrouva au milieu des choses, elles lui parurent changées, de façon subtile et irritante : changés les objets inanimés et les visages humains, changés la logeuse, la servante rustique, l’escalier, les rues, l’air même. Il jugeait ces conditions de vie nouvelle avec un esprit sévère. Il allait à l’Université et en revenait, montait des escaliers, arpentait des couloirs, écoutait des conférences, prenait des notes, traversait des cours avec une expression d’irritation hautaine, les dents serrées et les mâchoires douloureuses.

Il avait parfaitement conscience du regard repentant que fixait de loin sur lui Kostia l’écervelé, du soin scrupuleux avec lequel s’écartaient de son chemin, comme il en avait exprimé le désir, l’étudiant famélique au nez rouge et flétri, et vingt autres camarades qu’il connaissait assez pour leur parler. Et chez tous, il remarquait l’air de curiosité et d’intérêt des gens qui attendent un événement particulier. « Cela ne peut pas durer plus longtemps », se disait souvent Razumov. Il avait peur parfois de se laisser aller, devant une personne qui lui adresserait tout à coup la parole, à des injures ignobles, à des cris forcenés. Souvent, en rentrant chez lui, il s’affalait sur une chaise, sans ôter sa casquette ou son manteau, et il y restait immobile pendant des heures en gardant à la main le livre qu’il avait rapporté de la bibliothèque ; ou bien, il sortait son petit canif et se grattait les ongles, indéfiniment, avec une impression continuelle de rage, de rage froide et simple. « C’est impossible » murmurait-il, tout à coup, dans la chambre vide.

Fait à noter : on aurait pu concevoir que sa chambre lui causât une répulsion physique, une émotion intolérable, et lui devint moralement inhabitable. Mais il n’en était rien, et à l’inverse de ce qu’il avait d’abord redouté lui-même, il n’éprouvait aucun sentiment de ce genre. Au contraire, il préférait ce logis à tous les abris de fortune qu’avait connus jusque-là sa jeunesse sans foyer. Il l’aimait si bien, ce logis, qu’il éprouvait souvent de la peine à le quitter, et ne s’y décidait qu’avec répugnance, retenu par une sorte d’attraction physique, analogue à celle qui nous fait hésiter à quitter le voisinage d’un feu par un jour très froid.