Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/242

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vérité, d’un véritable stoïcisme bureaucratique, stoïcisme du silence qui ne fut compris que de très rares initiés et qui, chez un sybarite, ne manquait pas de la grandeur cynique du sacrifice. Car une sentence terrible équivalut pour le Conseiller Mikulin à une véritable condamnation à mort, au point de vue civil, et le fit traiter presque en forçat de droit commun.

Il semble que l’autocratie sauvage, pas plus que la divine démocratie ne sachent borner leur appétit au corps de leurs ennemis ; elles dévorent aussi bien amis et serviteurs. La chute de son Excellence Gregory Gregorievitch Mikulin (qui survint seulement quelques années plus tard) termina l’histoire officielle de ce personnage. Mais, au moment du meurtre, ou de l’exécution, de M. de P. le Conseiller Mikulin, sous le titre modeste de chef dé service au Secrétariat Général, exerçait une influence profonde, et agissait comme confident et comme bras droit du Général T., son camarade d’école, et son ami de tout temps… On peut s’imaginer la conversation, au sujet de M. Razumov, de ces deux hommes conscients de leur puissance illimitée sur la vie de tous les Russes, et leur dédain pour ce petit individu, égal au mépris, pour un ver de terre, de deux habitants de l’Olympe. Ses rapports avec le Prince K. suffisaient pourtant pour mettre Razumov à l’abri de mesures froidement arbitraires, et sans doute aurait-on pu le laisser tranquille après sa visite au Secrétariat. Le Conseiller Mikulin ne l’aurait pas oublié, (il n’oubliait jamais aucun des hommes sur qui s’était un jour posé son regard), mais il ne se serait plus occupé de lui. C’était un homme bienveillant qui ne voulait de mal à personne. D’ailleurs sa propension même aux idées de réforme lui faisait regarder avec quelque faveur ce jeune étudiant, fils du Prince K. qui semblait loin d’être un imbécile.

Mais le hasard voulut qu’au moment même où M. Razumov sentait tous les chemins fermés devant lui, le Conseiller Mikulin vit récompenser ses talents discrets par l’attribution d’un poste de haute importance, la Direction générale même de la surveillance policière sur toute l’Europe. C’est alors, et alors seulement, qu’en cherchant à perfectionner les services commis à l’étranger à l’espionnage des révolutionnaires actifs, il songea à nouveau à M. Razumov. Il entrevit le parti remarquable qu’il pouvait tirer de ce jeune homme intéressant, sur lequel il avait déjà prise, et dont le tempérament particulier, l’esprit indécis et la conscience ébranlée se débattaient dans les filets d’une situation fausse. On aurait dit que les révolutionnaires eux-mêmes