Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/248

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée


« Et vous croyez tout ce que l’on vous raconte sur un avenir nouveau, et sur la volonté sacrée du peuple ? »

« Implicitement. Je donnerais ma vie… Seulement voyez-vous, je suis comme un cochon devant son auge. Je ne suis bon à rien ! C’est ma nature… »

Razumov, perdu dans ses pensées, avait oublié l’existence de son compagnon ; il fut tiré brutalement de son rêve par la voix du jeune homme, qui le suppliait de fuir, sans perdre de temps.

« Oui… très bien… Allons, adieu ! »

« Je ne vous quitterai pas avant de vous avoir vu sortir de Pétersbourg », déclara tout à coup Kostia, d’un ton calme et résolu. « Vous ne pouvez pas me refuser cela maintenant ! Pour l’amour de Dieu !… Kirylo, mon âme ! La police peut entrer ici d’un moment à l’autre et vous jeter pour des années dans une prison où vos cheveux blanchiront. J’ai en bas le meilleur trotteur de l’écurie paternelle et un traîneau léger. Nous aurons fait trente milles avant le coucher de la lune, et nous aurons trouvé quelque station de chemin de fer, au bord de la route… »

Razumov leva les yeux avec stupeur. Son voyage était décidé, inévitable. Il avait fixé son départ au lendemain, et brusquement il s’apercevait qu’il n’y avait pas cru ! Il avait écouté, parlé, pensé, préparé sa fuite simulée, avec la conviction croissante que tout cela était absurde. Est-ce qu’on faisait des choses pareilles ? C’était une comédie de mensonges ! Et tout à coup, il se sentait éperdu ! Il avait devant lui quelqu’un qui croyait désespérément à tout cela ! « Si je ne pars pas maintenant… – à l’instant même… – pensa Razumov avec un sursaut de terreur, « je ne partirai jamais ! » Il se leva sans un mot, et si Kostia ne lui avait, avec sollicitude, tendu sa casquette et passé son manteau, il serait sorti de la chambre, tête nue. Il quittait la pièce sans mot dire, lorsqu’un cri brusque l’arrêta :

« Kirylo ! »

« Qu’y a-t-il ? » Il se retourna avec répugnance sur le seuil de la porte.

Tout droit, le bras raidi, le visage immobile et pâle, Kostia tendait un doigt éloquent vers le petit paquet brun, oublié sur la table, dans le cercle de lumière. Razumov hésita, puis revint le chercher avec un sourire forcé sous l’œil sévère de son compagnon. Mais le jeune fou gardait les sourcils froncés. « C’est un rêve », pensait Razumov, en mettant le paquet dans sa poche, et en descendant l’escalier. « On