Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/251

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Je me sentais troublé dans mon âme d’Occidental. Il y avait quelque chose d’anormal dans l’expression de ce visage. Si j’avais été moi-même un conspirateur, un réfugié politique Russe, j’aurais peut-être pu, de cette vision fortuite, tirer quelque déduction pratique. Mais je n’en fus que fortement ému, au point de sentir s’éveiller en moi une confuse appréhension touchant Nathalie Haldin. Tout ceci peut paraître inexplicable, et ce sont pourtant ces sentiments qui me décidèrent, sur-le-champ, à faire le soir même une visite à ces dames, après mon dîner solitaire. J’avais bien rencontré Mlle Haldin quelques heures auparavant, mais je n’avais pas vu sa mère depuis un certain temps. À vrai dire, j’avais reculé, récemment, devant l’idée d’une visite. Pauvre Mme Haldin ! J’avoue qu’elle m’effrayait un peu. C’était une de ces natures, heureusement rares, que l’on ne peut s’empêcher de regarder avec intérêt, parce qu’elles provoquent à la fois de la terreur et de la pitié. On redoute leur contact pour soi-même, et plus encore pour les êtres que l’on chérit, tant on sent clairement qu’elles sont faites pour souffrir et pour faire souffrir les autres. Il paraît étrange qu’un simple désir de liberté, ou pour mieux dire de libéralisme, affaire chez nous de bavardage, d’ambition ou de vote, et qui n’a guère à voir avec nos sentiments intimes, ou n’atteint jamais en tous cas nos affections profondes, puisse, pour d’autres êtres, très proches de nous et vivant sous le même ciel, être une rude épreuve de courage, en même temps qu’une source d’angoisses, de larmes et de sang. Mme Haldin avait connu les tourments de sa génération. Elle avait vu, sous le règne de Nicolas, fusiller son frère, cet enthousiaste de frère ! Une résignation teintée d’ironie ne constitue pas une cuirasse suffisante pour un cœur vulnérable. Frappée dans la personne de ses enfants, Mme Haldin devait à nouveau souffrir du passé et connaître l’angoisse de l’avenir. Elle était de ces êtres qui ne peuvent pas guérir, qui sentent trop fortement leur cœur, qui, sans égoïsme ni lâcheté, en contemplent douloureusement les blessures, et en subissent les tortures.

Telles sont les pensées que je ruminais au cours de mon repas modeste et solitaire. À ceux qui me diront que c’était là une façon détournée de penser à Nathalie Haldin, je répondrai qu’elle était bien digne de quelque affectueux intérêt… Elle avait toute la vie devant elle. Je veux bien admettre qu’en scrutant le caractère de Mme Haldin, je songeais surtout à l’existence de sa Natalka. C’est une façon de penser à une jeune fille, bien permise à un vieillard dont le cœur n’est pas trop vieux encore pour être fermé à toute pitié. Elle avait sa jeunesse presque