Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/256

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée


C’était très bien, en effet, de songer à moi, mais que pouvais-je faire dans mon ignorance de l’adresse de M. Razumov ?

« Penser qu’il habite peut-être près de nous… à quelques pas d’ici ! » s’écria-t-elle.

J’en doutais, mais c’est avec joie que j’aurais été chercher le jeune homme à l’autre bout de Genève. Et Mlle Haldin était évidemment certaine à l’avance de mon empressement, puisque sa première pensée avait été de s’adresser à moi. En fait, elle venait me trouver pour me prier de l’accompagner au château Borel.

Je me figurai de façon déplaisante la route sombre, le parc obscur, l’aspect morne et suspect de cette maison de nécromancie, d’intrigues et d’adoration féministe. J’objectai que Mme de S. ne pourrait sans doute rien nous dire de ce qui nous intéressait… et je ne croyais guère probable non plus que nous y trouvions le jeune homme. Je me souvenais de son visage, aperçu au passage, et j’étais persuadé qu’un homme dont les traits avaient l’air de terreur de ceux qui ont vu les morts devait chercher à s’enfermer quelque part et à y rester seul. J’étais convaincu qu’au moment où je l’avais vu, M. Razumov rentrait chez lui.

« C’est à Pierre Ivanovitch que je pensais, en réalité », dit tranquillement Mlle Haldin.

« Ah ! » Celui-là, en effet, devait savoir ! Je consultai ma montre. Il n’était que neuf heures vingt… Pourtant !…

« Ne vaudrait-il pas mieux aller à son hôtel ? », conseillai-je. « Il a une chambre au Cosmopolitain, à l’un des étages supérieurs. »

Je ne proposai pas d’y aller moi-même, peu confiant dans l’accueil que l’on pourrait me réserver. Mais ne pourrait-on pas envoyer la fidèle Anna, avec un mot demandant l’adresse requise ?

Anna se tenait toujours près de la porte, à l’autre bout de la pièce, et nous avions baissé la voix pour discuter la question. Mlle Haldin protesta qu’elle devait aller elle-même à l’hôtel. Anna, qui était timide et lente, perdrait du temps pour rapporter la réponse ; il se faisait tard, et nous n’étions pas du tout certains que M. Razumov habitât dans les environs.

« En y allant moi-même », insistait Mlle Haldin, « je pourrai courir tout droit de l’hôtel à l’adresse indiquée. En tout cas, il faut que je sorte pour expliquer la situation à M. Razumov, pour le préparer, en somme… Vous n’avez pas idée de l’état d’esprit de ma mère !… »

Elle rougissait et pâlissait tour à tour. Elle croyait préférable, d’ailleurs,