Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/257

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pour elles deux, de ne pas rester près de sa mère, pendant quelque temps. Anna, que Mme Haldin aimait, la remplacerait.

« Elle pourra aller coudre dans la chambre », poursuivit Mlle Haldin, en se préparant à sortir. Puis elle s’adressa en allemand à la bonne qui nous ouvrait la porte : « Vous direz à ma mère que ce Monsieur est venu, et est reparti avec moi, pour chercher M. Razumov. Qu’elle ne s’inquiète pas, si je reste un peu longtemps dehors. »

Nous sortîmes dans la rue, marchant d’un pas rapide ; elle aspirait profondément l’air frais de la nuit. « Je ne vous ai même pas demandé si cela vous convenait », murmura-t-elle.

« Je l’espère bien », fis-je en riant. Je ne m’inquiétais plus de la réception que me ferait le grand féministe. Qu’il dût être agacé de me voir et me traiter avec une certaine insolence hautaine, je n’en doutais pas, mais je supposais qu’il n’oserait tout de même pas me fermer la porte au visage, et c’est tout ce que je demandais. « Voulez-vous prendre mon bras ? » proposai-je.

Elle s’appuya en silence, et nous n’échangeâmes que de rares paroles banales jusqu’à notre arrivée à l’hôtel. Je la fis entrer la première dans le grand vestibule, brillamment éclairé, où s’attardaient de nombreuses personnes.

« Je puis très bien monter sans vous », lui dis-je.

« Non ; je ne veux pas vous attendre ici », me répondit-elle, à voix basse, « je préfère aller avec vous. »

Je la menai vers l’ascenseur ; au dernier étage, un domestique nous indiqua le chemin : « Au bout du couloir, à droite. »

Sur l’éclat des murs blancs et des tapis rouges, d’innombrables lampes électriques répandaient leur lumière ; le vide, le silence, l’uniformité de toutes ces portes closes et numérotées, me faisaient penser à l’ordre parfait et sévère d’une luxueuse prison modèle, construite selon les données du système cellulaire. Tout en haut, sous le toit de ce bâtiment énorme, destiné à loger les voyageurs, aucun son ne montait ; l’épaisseur du feutre rouge éteignait complètement le bruit de nos pas. Nous nous hâtions sans nous regarder. Nous nous trouvâmes enfin devant la dernière porte du long corridor. Nos yeux se rencontrèrent, et nous restâmes un moment immobiles, prêtant l’oreille à un murmure assourdi de voix, venues de l’intérieur.

« Cela doit être ici », chuchotai-je machinalement. Je vis remuer les lèvres de Mlle Haldin sans entendre sa réponse, et je frappai vigoureusement. Le murmure des voix se tut ; le profond silence se prolongea