Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/260

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canapé, aucun d’eux ne faisait le moindre mouvement. Ils n’en auraient guère eu le loisir d’ailleurs, car très vite Mlle Haldin dégageait sa main, s’éloignait de Pierre Ivanovitch, et se dirigeait vers la porte sans que j’eusse eu le temps de la prévenir. Je me précipitai cependant pour l’ouvrir et personne ne fit attention à l’Occidental que j’étais. Je sortis derrière la jeune fille, en jetant dans la chambre un dernier regard qui me fit voir tous ces personnages immobilisés dans leurs poses diverses ; Pierre Ivanovitch était seul debout, semblable avec ses lunettes sombres à un énorme professeur aveugle, et derrière lui, sur la nappe de lumière vive de la carte en couleurs, se penchait le minuscule Lespara.

Plus tard, beaucoup plus tard, lorsque courut dans les journaux le bruit, d’ailleurs vague et bientôt étouffé, d’une conspiration militaire avortée en Russie, je me souvins de cette vision du groupe immobile et de son personnage central. On ne connut jamais les détails du complot, mais on sut que les partis révolutionnaires de l’étranger y avaient apporté leur concours ; ils avaient à l’avance envoyé des émissaires, avaient même trouvé de l’argent pour fréter un navire chargé d’armes et de conspirateurs, qui devaient envahir les provinces Baltiques… Et tout en parcourant les révélations incomplètes (auxquelles le monde d’ailleurs ne s’intéressait guère), je me disais que l’humble compagnon d’une jeune fille Russe, avait, en cette occasion représenté la vieille et sage Europe, et pu jeter pour elle un rapide coup d’œil sur l’envers d’un complot. Vision brève et singulière, inattendue dans cet appartement d’hôtel ; le grand homme lui-même, la masse immobile dans un coin, du tueur d’espions et de gendarmes ; Yakovlicht, le vétéran des anciennes campagnes terroristes ; la femme aux cheveux blancs comme les miens, et aux yeux noirs si vivants… ; tous ces gens dans un demi-jour de mystère, devant la carte de Russie, toute claire sur la table. La femme, j’eus l’occasion de la revoir. Comme nous attendions l’ascenseur, elle courut après nous, dans le couloir, les yeux fixés sur le visage de Mlle Haldin, et la tira à l’écart, comme pour lui faire une communication confidentielle. Ce ne fut pas long d’ailleurs : le temps seulement de quelques paroles.

Dans l’ascenseur, Nathalie Haldin resta muette. Nous gagnâmes la rue, pour suivre le quai dont les lumières trouaient la nuit, et se reflétaient à notre gauche dans l’eau noire du petit port, tandis qu’à notre droite, les hautes masses des hôtels s’élevaient vers le ciel ; c’est seulement alors qu’elle rompit le silence :